Sous la neige. Edith Wharton
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Edith Wharton
Sous la neige
Publié par Good Press, 2021
EAN 4064066081348
Table des matières
LA
REVUE DE PARIS
DIX-NEUVIÈME ANNÉE
TOME PREMIER
Janvier-Février 1912
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis
1912
LA
REVUE DE PARIS
DIX-NEUVIÈME ANNÉE
TOME DEUXIÈME
Mars-Avril 1912
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis
1912
SOUS LA NEIGE
par
Edith Wharton
Cette histoire, c'est brin à brin, et par maintes gens, qu'elle m'a été contée. Et, comme il arrive d'habitude en pareil cas, j'ai entendu chaque fois une version nouvelle.
Si vous connaissez Starkfield, bourgade perdue dans la partie montagneuse du Massachusetts, vous aurez certainement remarqué son bureau de poste. C'est une construction qui date de la fin du XVIIIe siècle, en briques rouges, avec un fronton de bois peint en blanc et un péristyle à colonnes. Ce petit édifice classique se dresse au milieu de la Grand Rue, entre la banque et la pharmacie: beaucoup de villages de la Nouvelle-Angleterre en possèdent un semblable. Matin et soir, les habitants de Starkfield et les fermiers des environs s'y rassemblent, à l'arrivée du courrier. Parmi eux, vous n'avez pas été sans remarquer la haute taille et le visage tragique d'Ethan Frome. C'est là que je le vis moi-même pour la première fois, voici quelques années.
Bien que cet homme ne fût plus qu'une ruine, sa physionomie se détachait parmi les autres. Ce n'était pas sa haute taille qui le désignait à l'attention, puisque les Américains de vieille race ont très fréquemment cette stature élancée et mince, mais plutôt sa prestance et sa démarche. Son regard était à la fois triste et volontaire; il conservait, en dépit d'une claudication manifeste, quelque chose de vigoureux. Son visage sévère, hâlé, fatigué par le rude travail des champs, était d'une indicible mélancolie. Ses cheveux grisonnants, ses yeux glacés, lui donnaient l'aspect de la vieillesse, et je m'étonnai lorsqu'on m'apprit qu'il n'avait guère passé la cinquantaine.
Ce fut Harmon Gow qui me renseigna sur son âge. — Harmon Gow avait autrefois conduit la diligence allant de Starkfield au gros bourg de Bettsbridge, à l'époque où n'existaient pas les tramways électriques, et il connaissait sur le bout du doigt la chronique intime de toutes les familles qui habitaient ou avaient habité le long de son ancien parcours.
— Il a cette tête-là depuis son accident, — me dit-il, hachant ses phrases au gré de ses souvenirs. — Et il y aura en février prochain vingt-quatre ans que la chose est arrivée...
Ce fut lui aussi qui me narra l'origine de la terrible cicatrice rouge barrant le front d'Ethan Frome. Elle datait de l'accident qui, du même coup, lui avait tordu et noué tout le côté droit, le faisant ressembler à un vieux chêne foudroyé. Depuis lors, le pauvre homme ne pouvait effectuer sans douleur ces quelques pas entre son buggy et le bureau de poste. Tous les jours, vers midi, il venait de sa ferme, située à quelques milles de Starkfield, et, comme c'était justement l'heure où j'allais chercher mes lettres, il m'arrivait de le dépasser sous le péristyle ou d'attendre à sa suite, devant le guichet.
Je ne tardai pas à observer que, rarement, malgré son exactitude touchante, on lui remettait autre chose qu'un numéro du Bellsbridge Eagle. Sans même y jeter un coup d'œil, il le fourrait dans la poche de son veston usé. De temps à autre, pourtant, le receveur lui tendait une enveloppe, adressée à Mrs. Zenobia (ou Zeena) Frome, et qui montrait en gros caractères l'adresse d'un fabricant de produits pharmaceutiques et le nom d'une spécialité. Ces papiers rejoignaient aussitôt le journal, comme si le porteur était blasé à force d'en recevoir. Après quoi, il remerciait l'employé d'un petit signe de tête silencieux, et se retirait.
Chacun dans Starkfield le connaissait. On le saluait