Le Rhin, Tome III. Victor Hugo

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Le Rhin, Tome III - Victor Hugo


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à Kussnacht le bailli Gessler, qui faisait adorer son chapeau; à Sarnen le bailli Landenberg, qui crevait les yeux aux vieillards; à Thalewyl le bailli Wolfenschiess, qui tuait les femmes à coups de hache; à Morgarten le duc Léopold; à Morat Charles le Téméraire. Il enterre sous la colline de Buttisholz les trois mille Anglais d'Enguerrand de Coucy. Il tient en respect à la fois les quatre formidables ennemis qui lui viennent des quatre points cardinaux; il bat à Sempach le duc d'Autriche, à Granson le duc de Bourgogne, à Chillon le duc de Savoie, à Novarre le duc de Milan; et notons en passant qu'à Novarre, en 1513, le duc de Milan était duc par le droit de l'épée et s'appelait Louis XII, roi de France. Il accroche à un clou dans ses arsenaux, au-dessus de ses habits de paysan, à côté des colliers de fer qu'on lui destinait, les splendides armures ducales des princes vaincus; il a de grands citoyens, Guillaume Tell d'abord, puis les trois libérateurs, puis Pierre Collin et Gundoldingen, qui ont laissé leur sang sur la bannière de leur ville, et Conrad Baumgarten, et Scharnachthal, et Winkelried qui se jetait sur les piques comme Curtius dans le gouffre; il lutte à Bellinzona pour l'inviolabilité du sol, et à Cappel pour l'inviolabilité de la conscience; il perd Zwingli en 1531, mais il délivre Bonnivard en 1536; et depuis lors il est debout. Il accomplit sa destinée entre les quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, nœud de civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux envahissements injustes, point d'appui aux résistances légitimes. Depuis six cents ans, au centre de l'Europe, au milieu d'une nature sévère, sous l'œil d'une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail.

      Le fleuve naît entre deux murailles de granit; il fait un pas, et il rencontre à Andeer, village roman, le souvenir de Charlemagne; à Coire, l'ancienne Curia, le souvenir de Drusus; à Feldkirck, le Souvenir de Masséna; puis, comme consacré pour les destinées qui l'attendent par ce triple baptême germanique, romain et français, laissant l'esprit indécis entre son étymologie grecque Ρἑειν, et son étymologie allemande Rinnen, qui toutes deux signifient couler, il coule en effet, franchit la forêt et la montagne, gagne le lac de Constance, bondit à Schaffouse, longe et contourne les arrière-croupes du Jura, côtoie les Vosges, perce la chaîne des volcans morts du Taunus, traverse les plaines de la Frise, inonde et noie les bas-fonds de la Hollande, et après avoir creusé dans les rochers, les terres, les laves, les sables et les roseaux, un ravin tortueux de deux cent soixante-dix-sept lieues, après avoir promené dans la grande fourmilière européenne le bruit perpétuel de ses vagues qu'on dirait composé de la querelle éternelle du nord et du midi, après avoir reçu douze mille cours d'eau, arrosé cent quatorze villes, séparé, ou, pour mieux dire, divisé onze nations, roulant dans son écume et mêlant à sa rumeur l'histoire de trente siècles et de trente peuples, il se perd dans la mer. Fleuve-Protée; ceinture des empires, frontière des ambitions, frein des conquérants; serpent de l'énorme caducée qu'étend sur l'Europe le dieu du Commerce; grâce et parure du globe; longue chevelure verte des Alpes qui traîne jusque dans l'Océan.

      Ainsi trois pâtres, trois ruisseaux. La Suisse et le Rhin s'engendrent de la même façon dans les mêmes montagnes.

      Le Rhin a tous les aspects, il est tantôt large, tantôt joyeux. Il est glauque, transparent, rapide, joyeux de cette grande joie qui est propre à tout ce qui est puissant. Il est torrent à Schaffouse, gouffre à Laufen, rivière à Sickingen, fleuve à Mayence, lac à Saint-Goar, marais à Leyde.

      Il se calme, dit-on, et devient lent vers le soir comme s'il s'endormait; phénomène plutôt apparent que réel, visible sur tous les grands cours d'eau.

      Je l'ai dit quelque part, l'unité dans la variété, c'est le principe de tout art complet. Sous ce rapport la nature est la plus grande artiste qu'il y ait. Jamais elle n'abandonne une forme sans lui avoir fait parcourir tous ses logarithmes. Rien ne se ressemble moins en apparence qu'un arbre et un fleuve; au fond pourtant l'arbre et le fleuve ont la même ligne génératrice. Examinez, l'hiver, un arbre dépouillé de ses feuilles, et couchez-le en esprit à plat sur le sol, vous aurez l'aspect d'un fleuve vu par un géant à vol d'oiseau. Le tronc de l'arbre, ce sera le fleuve; les grosses branches, ce seront les rivières; les rameaux et les ramuscules, ce seront les torrents, les ruisseaux et les sources; l'élargissement de la racine, ce sera l'embouchure. Tous les fleuves, vus sur une carte géographique, sont des arbres qui portent des villes tantôt à l'extrémité des rameaux comme des fruits, tantôt dans l'entre-deux des branches comme des nids; et leurs confluents et leurs affluents innombrables imitent, suivant l'inclinaison des versants et la nature des terrains, les embranchements variés des différentes espèces végétales, qui toutes, comme on sait, tiennent leurs jets plus ou moins écartés de la tige selon la force spéciale de leur séve et la densité de leur bois. Il est remarquable que, si l'on considère le Rhin de cette façon, l'idée royale qui semble attachée à ce robuste fleuve ne l'abandonne pas. L'Y de presque tous les affluents du Rhin, de la Murg, du Neckar, du Mein, de la Nahe, de la Lahn, de la Moselle et de l'Aar a une ouverture d'environ quatre-vingt-dix degrés. Bingen, Niederlahnstein, Coblenz sont dans des angles droits. Si l'on redresse par la pensée debout sur le sol l'immense silhouette géométrale du fleuve, le Rhin apparaît portant toutes ses rivières à bras tendu et prend la figure d'un chêne.

      Les innombrables ruisseaux dans lesquels il se divise avant d'arriver à l'Océan sont ses racines mises à nu.

      La partie du fleuve la plus célèbre et la plus admirée, la plus riche pour le géologue, la plus curieuse pour l'historien, la plus importante pour le politique, la plus belle pour le poëte, c'est ce tronçon du Rhin central qui, de Bingen à Kœnigswinter, traverse du levant au couchant le noir chaos de collines volcaniques que les Romains nommaient les Alpes des Cattes.

      C'est là ce fameux trajet de Mayence à Cologne que presque tous les tourists font en quatorze heures dans les longues journées d'été. De cette manière on a l'éblouissement du Rhin, et rien de plus. Lorsqu'un fleuve est rapide, pour le bien voir il faut le remonter et non le descendre. Quant à moi, comme vous savez, j'ai fait le trajet de Cologne à Mayence, et j'y ai mis un mois.

      De Mayence à Bingen, comme de Kœnigswinter à Cologne, il y a sept ou huit lieues de riches plaines vertes et riantes, avec de beaux villages heureux au bord de l'eau. Mais, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, le grand encaissement du Rhin commence à Bingen par le Rupertsberg et le Niederwald, deux montagnes de schiste et d'ardoise, et finit à Kœnigswinter, au pied des Sept-Monts.

      Là tout est beau. Les escarpements sombres des deux rives se mirent dans les larges squammes de l'eau. La roideur des pentes fait que la vigne est cultivée sur le Rhin de la même manière que l'olivier sur les côtes de Provence. Partout où tombe le rayon du midi, si le rocher fait une petite saillie, le paysan y porte à bras des sacs et des paniers de terre, et, dans cette terre, en Provence il plante un olivier et sur le Rhin il plante un cep. Puis il contre-butte son terrassement avec un mur de pierres sèches qui retient la terre et laisse fuir les eaux. Ici, par surcroît de précaution, pour que les pluies n'entraînent pas la terre, le vigneron la couvre, comme un toit, avec les ardoises brisées de la montagne. De cette façon, au flanc des roches les plus abruptes, la vigne du Rhin, comme l'olivier de la Méditerranée, croît sur des espèces de consoles posées au-dessus de la tête du passant comme le pot de fleurs d'une mansarde. Toutes les inclinaisons douces sont hérissées de ceps.

      C'est du reste un travail ingrat. Depuis dix ans les riverains du Rhin n'ont pas fait une bonne récolte. Dans plusieurs endroits, et notamment à Saint-Goarshausen, dans le pays de Nassau, j'ai vu des vignobles abandonnés.

      D'en bas tous ces épaulements en pierres sèches qui suivent les mille ondulations de la pente, et auxquels les cannelures du rocher donnent nécessairement presque toujours la forme d'un croissant, surmontés de la frange verte des vignes, rattachés et comme accrochés aux saillies de la montagne par leurs deux bouts qui vont s'amincissant, figurent d'innombrables guirlandes suspendues à la muraille austère du Rhin.

      L'hiver, quand la vigne et le sol sont noirs, ces


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