La Bête humaine. Emile Zola

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La Bête humaine - Emile Zola


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certainement, c'est un homme qui a le bras long.

      Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au loin, cessant de manger. Sans doute elle évoquait les jours de son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de Rouen. Jamais elle n'avait connu sa mère. Quand son père, le jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième année; et c'était à cette époque que le président, déjà veuf, l'avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de sa soeur, madame Bonnehon, la femme d'un manufacturier, également veuve, à qui le château appartenait aujourd'hui. Berthe, son aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et jaune. L'année précédente, le président était encore à la tête de cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite, après une carrière magnifique. Né en 1804, substitut à Digne au lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier président à Rouen. Riche à plusieurs millions, il faisait partie du conseil général depuis 1855, on l'avait nommé commandeur de la Légion d'honneur, le jour même de sa retraite. Et, du plus loin qu'elle se souvenait, elle le revoyait tel qu'il était encore, trapu et solide, blanc de bonne heure, d'un blanc doré d'ancien blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans moustaches, avec une face carrée que les yeux d'un bleu dur et le nez gros rendaient sévère. Il avait l'abord rude, il faisait tout trembler autour de lui.

      Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises:

      – Eh bien, à quoi donc penses-tu?

      Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée de peur.

      – Mais à rien.

      – Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim?

      – Oh! si… Tu vas voir.

      Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de pâté qu'elle avait dans son assiette. Mais il y eut une alerte: ils avaient fini le pain d'une livre, pas une bouchée ne restait pour manger le fromage. Ce furent des cris, puis des rires, lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de la mère Victoire, un bout de pain rassis. Bien que la fenêtre fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus rose et plus excitée par l'imprévu de ce déjeuner bavard, dans cette chambre. A propos de la mère Victoire, Roubaud en était revenu à Grandmorin: encore une, celle-là, qui lui devait une belle chandelle! Fille séduite dont l'enfant était mort, nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus tard femme d'un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à Paris, d'un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d'autrefois, en faisant d'elle aussi une protégée du président; et, aujourd'hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu'il y a de meilleur. La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an, mais elle s'en faisait près de quatorze, avec la recette, sans compter le logement, cette chambre où elle était même chauffée. Enfin, une situation bien agréable. Et Roubaud calculait que, si Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare, gagnait au Havre.

      – Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas tenir les cabinets. Mais il n'y a pas de sot métier.

      Cependant, leur grosse faim s'était apaisée, et ils ne mangeaient plus que d'un air alangui, coupant le fromage par petits morceaux, pour faire durer le régal. Leurs paroles aussi se faisaient lentes.

      – A propos, cria-t-il, j'ai oublié de te demander… Pourquoi as-tu donc refusé au président d'aller passer deux ou trois jours à Doinville?

      Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire leur visite du matin, tout près de la gare, à l'hôtel de la rue du Rocher; et il s'était revu dans le grand cabinet sévère, il entendait encore le président leur dire qu'il partait le lendemain pour Doinville. Puis, comme cédant à une idée soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux, l'express de six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule là-bas, chez sa soeur, qui la réclamait depuis longtemps. Mais la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui l'empêchaient, disait-elle.

      – Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce petit voyage. Tu aurais pu y rester jusqu'à jeudi, je me serais arrangé… N'est-ce pas? dans notre position, nous avons besoin d'eux. Ce n'est guère adroit, de refuser leurs politesses; d'autant plus que ton refus a eu l'air de lui causer une vraie peine… Aussi n'ai-je cessé de te pousser à accepter, que lorsque tu m'as tiré par mon paletot. Alors, j'ai dit comme toi, mais sans comprendre… Hein! pourquoi n'as-tu pas voulu?

      Séverine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience.

      – Est-ce que je puis te laisser tout seul?

      – Ce n'est pas une raison… Depuis notre mariage, en trois ans, tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine. Rien ne t'empêchait d'y retourner une troisième.

      La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.

      – Enfin, ça ne me disait pas. Tu ne vas pas me forcer à des choses qui me déplaisent.

      Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'il ne la forçait à rien. Pourtant, il reprit:

      – Tiens! tu me caches quelque chose… La dernière fois, est-ce que madame Bonnehon t'aurait mal reçue?

      Oh! non, madame Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie. Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans! Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait qu'elle avait eu souvent le coeur occupé. On l'adorait à Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature. C'était dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu beaucoup d'amis.

      – Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid.

      Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois. Elle ne devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec son nez rouge. A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa distinction. Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare, semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre mauvaise. Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis à lui adresser.

      – C'est donc le président qui te déplaît, là-bas?

      Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale, fut reprise d'impatience.

      – Lui, quelle idée!

      Et elle continua, en petites phrases nerveuses. On le voyait seulement à peine. Il s'était réservé, dans le parc, un pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte. Il sortait, il rentrait, sans qu'on le sût. Jamais sa soeur, du reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée. Il prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous. Ah! ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas.

      – Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans ton enfance, il te faisait une peur bleue.

      – Oh! une peur bleue! tu exagères, comme toujours… Bien sûr qu'il ne riait guère. Il vous regardait si fixement, de ses gros yeux, qu'on baissait la tête tout de suite. J'ai vu des gens se troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse… Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il avait un faible pour moi…

      De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au loin.

      – Je me souviens… Quand j'étais


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