Le dernier vivant. Paul Feval

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Le dernier vivant - Paul  Feval


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peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année dernière.

      Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-cœur de Rouen, jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.

      Je ne parle même pas de la conduite.

      C'est la protégée de Julie....

      (Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer qu'un manuscrit du quatorzième siècle.)

      J'arrive à celle que porte ta sœur Célestine, le n°3 et dernier: Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4½ pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a un revers. Tu as connu son père qui était—hélas!—huissier, mais il est mort.

      Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.

      Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000 livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu aurais ta campagne.

      Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être redégringoler jusqu'à Ida Moreau.

      Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.

      Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.

      Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment! Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.

      Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi.

      Ta mère, etc.

      Pièce numéro 11 bis

      (Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.)

      Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel cœur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle. Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous prêterais ta voiture pour les visites.

      La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange, mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon!

      Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.

      Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me remercieras plus tard.

      Pièce numéro 11 ter

      (Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.)

      Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous vivrez tous deux par le cœur.

      En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.

      Pièce numéro 12

      (Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-)

      Yvetot, ce mercredi (sans autre date).

      Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère et vos sœurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?

      Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et d'une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous éloignez de moi sans cesse davantage.

      Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs, mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.

      Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance? Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos secrets.

      Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.

      Note de Geoffroy.—C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.

      Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore, depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à 8.

      Je m'arrêtai aux deux premières.

      Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.

      Du moins, cela semblait sauter aux yeux.

      L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume maladroite.

      L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de ces lettres étaient toutes les deux déguisées.

      Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si différents, un mystérieux lien de famille.

      Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation, entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la marquise.

      Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,—mais je ne veux pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point de vue de la calligraphie.

      J'ai pratiqué un peu cette science—ou cette fantaisie—qui consiste à juger le caractère des gens d'après leur plume.

      De ce travail d'examen—et de comparaison—qui interrompit un instant ma lecture, il me resta deux impressions:

      L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je n'oserais pas même appeler un soupçon.

      L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de Mme de Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première.

      Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une écriture à la mode.

      Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.


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