Pierre Nozière. Anatole France
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Anatole France
Pierre Nozière
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066090234
Table des matières
I
PROMENADES DE PIERRE NOZIERE EN FRANCE
LIVRE PREMIER
ENFANCE
I
L'HISTOIRE SAINTE ET LE JARDIN DES PLANTES
La premiere idee que je recus de l'univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C'etait une suite de figures du XVIIe siecle, ou le Paradis terrestre avait la fraicheur abondante d'un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabancons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons a grosse queue. Eve promenait parmi les animaux de la creation sa beaute flamande. Mais c'etaient la des tresors perdus. J'aimais mieux les chevaux.
Le septieme feuillet (je le vois encore) representait l'arche de Noe au moment ou l'on embarque les couples de betes. L'arche de Noe etait, dans ma Bible, une sorte de longue caravelle surmontee d'un chateau de bois, avec un toit en double pente. Elle ressemblait exactement a une arche de Noe qu'on m'avait donnee pour mes etrennes et qui exhalait une bonne odeur de resine. Et cela m'etait une grande preuve de la verite des Ecritures.
Je ne me lassais ni du Paradis ni du Deluge. Je prenais aussi plaisir a voir Samson enlevant les portes de Gaza. Cette ville de Gaza, avec ses tours, ses clochers, sa riviere, et les bouquets de bois qui l'environnaient, etait charmante. Samson s'en allait, une porte sous chaque bras. Il m'interessait beaucoup. C'etait mon ami. Sur ce point comme sur bien d'autres, je n'ai pas change. Je l'aime encore. Il etait tres fort, tres simple, il n'avait pas l'ombre de mechancete, il fut le premier des romantiques, et non certes le moins sincere.
J'avoue que je demelais mal, dans ma vieille Bible, la suite des evenements, et que je me perdais dans les guerres des Philistins et des Amalecites. Ce que j'admirais le plus en ces peuples c'etaient leurs coiffures, dont la diversite m'etonne encore. On y voyait des casques, des couronnes, des chapeaux, des bonnets et des turbans merveilleux. Je n'oublierai de ma vie la coiffure que Joseph portait en Egypte. C'etait bien un turban, si vous voulez, et meme un large turban, mais il etait surmonte d'un bonnet pointu, et il s'en echappait une aigrette avec deux plumes d'autruche, et c'etait une coiffure considerable.
Le Nouveau-Testament avait, dans ma vieille Bible, un charme plus intime, et je garde un souvenir delicieux du potager dans lequel Jesus apparaissait a Madeleine. "Et elle pensoit, dit le texte, que ce fust le maistre du jardin." Enfin, dans les sept oeuvres de la misericorde, Jesus-Christ, qui etait le pauvre, le prisonnier et le pelerin, voyait venir a lui une dame paree comme Anne d'Autriche, d'une grande collerette de point de Venise. Un cavalier, coiffe d'un feutre a plumes, le poing sur la hanche, cape au dos, chausse galamment de bottes en entonnoir, du perron d'un chateau aux murs de brique, faisait signe a un petit page, portant une buire et un gobelet d'argent, de verser du vin au pauvre, ceint de l'aureole. Que cela etait aimable, mysterieux et familier! Et comme Jesus-Christ, dans un cabinet de verdure, au pied d'un pavillon bati du temps du roi Henri, sous notre ciel humide et fin, semblait plus pres des hommes, et plus mele aux choses de ce monde!
Chaque soir, sous la lampe, je feuilletais ma vieille Bible, et le sommeil, ce sommeil delicieux de l'enfance, invincible comme le desir, m'emportait dans ses ombres tiedes, l'ame toute pleine encore d'images sacrees. Et les patriarches, les apotres, les dames en collerette de guipure, prolongeaient dans mes reves leur vie surnaturelle. Ma Bible etait devenue pour moi la realite la plus sensible, et je m'efforcais d'y conformer l'univers.
L'univers ne s'etendait pas, pour moi, beaucoup au dela du qui Malaquais, ou j'avais commence de respirer le jour, comme dit cette tendre vierge d'Alpe. Et je respirais avec delices le jour qui baigne cette region d'elegance et de gloire, les Tuileries, le Louvre, le Palais Mazarin. Parvenu a l'age de cinq ans, je n'avais pas encore beaucoup explore les parties de l'univers situees par-dela le Louvre, sur la rive droite de la Seine. La rive opposee m'etait mieux connue puisque je l'habitais. J'avais suivi la rue des Petits-Augustins jusqu'au bout, et je pensais bien que c'etait le bout du monde.
La rue des Petits-Augustins s'appelle aujourd'hui rue Bonaparte. Au temps qu'elle etait au bout du monde, j'avais vu que, de ce cote, les bords de l'abime etaient gardes par un sanglier monstrueux et par quatre geants de pierre, assis en longues robes, un livre a la main, dans un pavillon, sur une grande cuve pleine d'eau, au milieu d'une plaine bordee d'arbres, pres d'une immense eglise. Vous ne me comprenez pas? vous ne savez plus ce que je veux dire?… Helas! apres une vie d'opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis longtemps. Les generations nouvelles ne l'ont point vu subir, captif, les outrages des ecoliers. Elles ne l'ont point vu couche, l'oeil a demi clos, dans une resignation douloureuse. A l'angle de la rue Bonaparte, ou il etait loge dans une remise peinte en jaune et ornee de fresques representant des voitures de demenagement attelees de percherons gris pommele, s'eleve maintenant une maison a cinq etages. Et quand je passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice,