Le meurtre d'une âme. Daniel Lesueur

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       Daniel Lesueur

      Le meurtre d'une âme

      Publié par Good Press, 2021

       [email protected]

      EAN 4064066073794

       I

       II

       III

       IV

       V

       VI

       VII

       VIII

       IX

       X

       XI

       XII

       XIII

       XIV

       XV

       XVI

       Table des matières

       EN L'ANNÉE TERRIBLE

Lettre C.

      Ce fut un soir d'hiver et d'invasion, un des derniers soirs de janvier mil huit cent soixante et onze.

      Le magnifique château de Solgrès, près d'Étréchy, dressait hors de la neige ses corps de bâtiment aux lignes nobles, aux amples façades, flanqués d'une tour plus ancienne. Les fenêtres en étaient partout obscures et muettes, sauf à l'un des angles du rez-de-chaussée. Là, des clartés brillaient aux vitres, sur lesquelles on n'avait même pas rabattu les volets, comme si la chaleur et la joie de l'intérieur eussent défié la rigueur de la température.

      L'immense parc dormait sous un linceul blanc. Dans un ciel de sombre cristal, les étoiles scintillaient avec cette splendeur glacée qu'elles ont durant les nuits d'hiver, quand toute vapeur gèle au sein d'une atmosphère implacable.

      Cependant, par une longue avenue, d'un pas qu'étouffait la neige, une femme se hâtait vers l'habitation. Sa souple et rapide démarche annonçait la jeunesse. Quand elle passa devant les croisées lumineuses donnant sur le perron, son brun et agréable visage de paysanne apparut, tout animé de froid sous sa fanchon de laine. Elle ne paraissait guère plus de vingt ans.

      C'était Louise Bellard, une fille du bourg d'Étréchy, mariée quinze jours avant la déclaration de guerre à l'un des gardes de Solgrès. Son mari, rappelé sous les drapeaux en septembre, était peut-être mort à cette heure. Elle n'en avait aucune nouvelle. Depuis peu, elle possédait la certitude qu'il l'avait laissée enceinte. Mais rien encore, dans sa svelte apparence, ne révélait extérieurement son état.

      Louise Bellard,—la Louison, comme on l'appelait à Étréchy,—s'approcha, non sans précaution, d'une des croisées lumineuses, et regarda par l'entre-bâillement d'un rideau.

      —«Canailles!... Gredins!...» mâchonna-t-elle.

      Dans la grande salle à manger de ses maîtres, des soldats allemands soupaient. Les bouteilles de la cave se dressaient en nombre sur la table, la plupart déjà vides. La fumée des pipes embrumait les tapisseries précieuses des murailles, malgré l'éclat du lustre et des appliques, dont toutes les bougies étaient allumées. Le débraillé, le sans-gêne et la lourde gaieté de ces hommes, suffoquaient la servante respectueuse de la famille de Solgrès. Dans chaque geste brutal, sur chaque face rougie de bien-être, elle croyait voir l'outrage intentionnel à la noble maison et à son pays vaincu.

      Quelle philosophie surhumaine ne lui aurait-il pas fallu pour faire la part de la détente inévitable des instincts chez des êtres rudes qui avaient risqué leur vie la veille et se sentaient prêts à la risquer le lendemain!... Malheur aux conducteurs de peuples qui déchaînent ainsi la brute chez des milliers d'hommes sans malveillance et sans haine, et les font se ruer au crime sous prétexte de gloire!... Mais miséricorde aux irresponsables!... L'héroïsme des champs de bataille est doublé par la sauvagerie des lendemains de victoire. Le soldat n'est plus qu'un élément inconscient dans ces forces lâchées comme la tempête. Les nations se détestent ou fraternisent au gré de la politique. Il n'y a pas d'irréconciliable antagonisme de races. Voilà pourquoi le rôle des chefs d'État est si redoutable, et la guerre si rarement légitime.

      La Louison ne se disait pas ces choses. Elle injuriait tout bas ces quelques hommes, qu'elle considérait comme les voleurs des biens de ses maîtres et les assassins de son mari. Tout en les maudissant, elle s'assurait qu'ils étaient bien absorbés par la digestion, la pipe, les cartes ou le sommeil, et qu'elle ne risquait pas d'attirer leur attention.

      Elle tourna autour du château et y pénétra par une porte de service. De ce côté, tout était silencieux et noir. Louise Bellard s'orienta, en tâtonnant, par les corridors et les escaliers. Elle parvint jusqu'au second étage. Là, sur un palier, une faible clarté filtrait sous une porte. La femme du garde frappa un léger coup.

      —«C'est moi, la Louison...» chuchota-t-elle, comme on ne lui ouvrait pas tout de suite.

      Une petite servante vint entre-bâiller la porte. C'était la fille d'un jardinier, qui, depuis l'occupation prussienne, formait toute la domesticité de ces dames.

      —«Mademoiselle Armande?... Il me faut absolument lui parler.»

      Une haute silhouette de femme glissa sous une portière, apparut dans la pénombre.

      —«Chut!... Pas de bruit... Ma mère repose.»

      —«Venez, mademoiselle... Écoutez-moi. Si vous saviez!...» insista Louise avec agitation.

      —«Veille sur madame la comtesse, Francine,» dit Mlle de Solgrès en s'adressant à la fillette.

      Refermant la porte avec précaution, elle fit un pas sur le palier:

      —«Qu'est-ce qu'il y a, Louison?... Des nouvelles de mon père, de mon frère?...»

      Sa voix trembla. Le vicomte Louis de Solgrès, officier de zouaves, était parti d'Oran pour l'Alsace dès le début de la guerre. Son régiment avait donné à Wœrth. On avait des raisons de le croire prisonnier. Quant au comte, s'étant rendu à Paris dès les prévisions d'un siège, pour régler certaines affaires, mettre en sûreté des valeurs et des papiers de famille enfermés dans l'hôtel de la rue de Verneuil, il s'était


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