Mont Oriol. Guy de Maupassant

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Mont Oriol - Guy de Maupassant


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avec une indignation d’enfant, de devenir la femme d’un juif. Son père et son frère, partageant sa répugnance, répondirent avec elle et comme elle, par un refus formel. Andermatt disparut, fit le mort; mais au bout de trois mois, il avait prêté plus de vingt mille francs à Gontran; et le marquis, pour d’autres raisons, commençait à changer d’avis. En principe d’abord, il cédait toujours quand on insistait, par amour égoïste du repos. Sa fille disait de lui: «Oh! papa a toutes les idées brouillées»; et c’était vrai. Sans opinions, sans croyances, il n’avait que des enthousiasmes qui variaient à tout instant. Tantôt il s’attachait, avec une exaltation passagère et poétique, aux vieilles traditions de sa race et désirait un roi, mais un roi intelligent, libéral, éclairé, marchant avec le siècle; tantôt, après la lecture d’un livre de Michelet ou de quelque penseur démocrate, il se passionnait pour l’égalité des hommes, pour les idées modernes, pour les revendications des pauvres, des écrasés, des souffrants. Il croyait à tout, selon les heures, et quand sa vieille amie, Mme Icardon, qui, liée avec beaucoup d’israélites, désirait le mariage de Christiane et d’Andermatt, commença à le prêcher, elle sut bien par quels raisonnements il fallait l’attaquer.

      Elle lui montra la race juive arrivée à l’heure des vengeances, race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui, maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l’or. Le marquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l’idée de Dieu n’était qu’une idée législatrice, plus forte pour maintenir les sots, les ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice, considérait les dogmes avec une indifférence respectueuse, et confondait dans une estime égale et sincère Confucius, Mahomet et Jésus-Christ. Donc le fait d’avoir crucifié celui-ci ne lui paraissait nullement comme une tare originelle, mais comme une grosse maladresse politique. Il suffit par conséquent de quelques semaines pour lui faire admirer le travail caché, incessant, tout-puissant des juifs persécutés partout. Et envisageant soudain avec d’autres yeux leur triomphe éclatant, il le considéra comme une juste réparation de leur longue humiliation. Il les vit maîtres des rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les trônes ou les laissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation comme on fait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenus humbles et jetant leur or impur dans la cassette entrouverte des souverains les plus catholiques, qui les remerciaient par des titres de noblesse et des lignes de chemin de fer.

      Et il consentit au mariage de William Andermatt avec Christiane de Ravenel.

      Quant à elle, sous la pression insensible de Mme Icardon, ancienne camarade de sa mère, devenue sa conseillère intime depuis la mort de la marquise, pression combinée avec celle de son père, et devant l’indifférence intéressée de son frère, elle consentit à épouser ce gros garçon très riche, qui n’était pas laid, mais qui ne lui plaisait guère, comme elle aurait consenti à passer un été dans un pays désagréable.

      Maintenant, elle le trouvait bon enfant, complaisant, pas bête, gentil dans l’intimité, mais elle se moquait souvent de lui avec Gontran, qui avait la reconnaissance perfide.

      Il lui disait:

      – Ton mari est plus rose et plus chauve que jamais. Il a l’air d’une fleur malade ou d’un cochon de lait qu’on aurait rasé. Où prend-il ces couleurs-là?

      Elle répondit:

      – Je t’assure que je n’y suis pour rien. Il y a des jours où j’ai envie de le coller sur une boîte de dragées.

      Mais ils arrivaient devant l’établissement de bains.

      Deux hommes étaient assis sur des chaises de paille, le dos au mur, et fumant leurs pipes des deux côtés de la porte.

      Gontran dit:

      – Tiens, deux bons types. Regarde celui de droite, le bossu coiffé d’un bonnet grec! C’est le père Printemps, ancien geôlier à Riom et devenu gardien, presque directeur de l’établissement d’Enval. Pour lui, rien n’est changé, et il gouverne les malades comme ses anciens détenus. Les baigneurs sont toujours des prisonniers, les cabines de bain sont des cellules, la salle des douches un cachot, et l’endroit où le docteur Bonnefille pratique les lavages de l’estomac au moyen de la sonde Baraduc, une salle de tortures mystérieuse. Il ne salue aucun homme en vertu de ce principe que tous les condamnés sont des êtres méprisables. Il traite les femmes avec beaucoup plus de considération, par exemple, considération mêlée d’étonnement, car il n’en avait pas sous sa garde dans la prison de Riom. Cette retraite n’étant destinée qu’aux mâles, il n’a pas encore l’habitude de parler aux personnes du sexe. – L’autre, c’est le caissier. Je te défie de lui faire écrire ton nom; tu vas voir.

      Et Gontran, s’adressant à l’homme de gauche, articula lentement:

      – Monsieur Séminois, voici ma soeur, Mme Andermatt, qui désire un abonnement de douze bains.

      Le caissier, très grand, très maigre, l’air très pauvre, se leva, entra dans son bureau, situé en face du cabinet du médecin inspecteur, ouvrit son livre et demanda:

      – Quel nom?

      – Andermatt.

      – Vous dites?

      – Andermatt.

      – Comment épelez-vous?

      – A-n-d-e-r-m-a-t-t.

      – Très bien.

      Et il écrivit lentement. Lorsqu’il eut fini, Gontran demanda:

      – Veuillez me relire le nom de ma soeur?

      – Oui, Monsieur. Mme Anterpat.

      Christiane, riant aux larmes, paya ses cachets, puis demanda:

      – Qu’est-ce qu’on entend là-haut?

      Gontran la prit par le bras:

      – Viens voir.

      Des voix furieuses arrivaient par l’escalier. Ils montèrent, ouvrirent une porte et aperçurent une grande salle de café avec un billard au milieu. Des deux côtés de ce billard, deux hommes en manches de chemise, une queue de bois à la main, s’invectivaient avec fureur.

      – Dix-huit.

      – Dix-sept.

      – Je vous dis que j’en ai dix-huit.

      – Ça n’est pas vrai, vous n’en avez que dix-sept.

      C’était le directeur du Casino, M. Petrus Martel, de l’Odéon, qui faisait sa partie ordinaire avec le comique de sa troupe, M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.

      Petrus Martel, dont le ventre puissant et mou ballottait sous sa chemise au-dessus du pantalon attaché on ne sait comment, après avoir été cabotin en divers lieux avait pris le gouvernement du Casino d’Enval et passait ses journées à boire les consommations destinées aux baigneurs. Il portait une immense moustache d’officier, trempée du matin au soir dans l’écume des bocks et le sirop poisseux des liqueurs; et il avait déterminé, chez le vieux comique recruté par lui, une passion immodérée pour le billard.

      À peine levés, ils se mettaient à leur partie, s’injuriaient, se menaçaient, effaçaient les points, recommençaient, prenaient à peine le temps de déjeuner et ne toléraient pas que deux clients vinssent les chasser de leur tapis vert.

      Ils avaient donc fait fuir tout le monde, et ne trouvaient point la vie désagréable, bien que la faillite attendît Petrus Martel en fin de saison.

      La caissière, accablée, regardait du matin au soir cette partie interminable, écoutait du matin au soir cette discussion sans fin, et portait du matin au soir des chopes ou des petits verres aux deux joueurs infatigables.

      Mais Gontran entraîna sa soeur:

      – Viens dans le parc. C’est plus frais.

      Au bout de l’établissement, ils aperçurent soudain l’orchestre sous un kiosque chinois.

      Un jeune homme blond, jouant du violon avec frénésie, gouvernait, au moyen de la tête, de ses cheveux


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