Une vie. Guy de Maupassant
Читать онлайн книгу.prit congé ; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s’il lui eût adressé un adieu particulier, plus cordial et plus doux.
La baronne le trouva charmant et surtout très comme il faut. Petit père répondit : «Oui, certes, c’est un garçon très bien élevé.»
On l’invita à dîner la semaine suivante. Il vint alors régulièrement.
Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l’après-midi, rejoignait petite mère dans «son allée» et lui offrait le bras pour faire «son exercice». Quand Jeanne n’était point sortie, elle soutenait la baronne de l’autre côté, et tous trois marchaient lentement d’un bout à l’autre du grand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il ne parlait guère à la jeune fille. Mais son œil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l’œil de Jeanne, qu’on aurait dit en agate bleue.
Plusieurs fois ils descendirent tous les deux à Yport avec le baron.
Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le père Lastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l’absence aurait étonné peut-être davantage que la disparition de son nez, il prononça : «Avec ce vent-là m’sieu l’baron, y aurait d’quoi aller d’main jusqu’Étretat, et r’venir sans s’donner d’peine.»
Jeanne joignit les mains : «Oh ! papa, si tu voulais ?» Le baron se tourna vers M. de Lamare :
«En êtes-vous, vicomte ? Nous irions déjeuner là-bas.»
Et la partie fut tout de suite décidée.
Dès l’aurore, Jeanne était debout. Elle attendit son père, plus lent à s’habiller, et ils se mirent à marcher dans la rosée, traversant d’abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants d’oiseaux. Le vicomte et le père Lastique étaient assis sur un cabestan.
Deux autres marins aidèrent au départ. Les hommes, appuyant leurs épaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avançait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la quille des rouleaux de bois graissés, puis, reprenant sa place, modulait d’une voix traînante son interminable «Ohée hop !» qui devait régler l’effort commun.
Mais, lorsqu’on parvint à la pente, le canot tout d’un coup partit, dévala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile déchirée. Il s’arrêta net à l’écume des petites vagues, et tout le monde prit place sur les bancs ; puis, les deux matelots restés à terre le mirent à flot.
Une brise légère et continue, venant du large, effleurait et ridait la surface de l’eau. La voile fut hissée, s’arrondit un peu, et la barque s’en alla paisiblement, à peine bercée par la mer.
On s’éloigna d’abord. Vers l’horizon, le ciel se baissant se mêlait à l’océan. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre à son pied, et des pentes de gazon pleines de soleil l’échancraient par endroits. Là-bas, en arrière, des voiles brunes sortaient de la jetée blanche de Fécamp, et là-bas, en avant, une roche d’une forme étrange, arrondie et percée à jour, avait à peu près la figure d’un éléphant énorme enfonçant sa trompe dans les flots. C’était la petite porte d’Étretat.
Jeanne, tenant le bordage d’une main, un peu étourdie par le bercement des vagues, regardait au loin ; et il lui semblait que trois seules choses étaient vraiment belles dans la création : la lumière, l’espace et l’eau.
Personne ne parlait. Le père Lastique, qui tenait la barre et l’écoute, buvait un coup de temps en temps, à même une bouteille cachée sous son banc ; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumée bleue, tandis qu’un autre, tout pareil, s’échappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l’ébène, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d’une main, l’ôtait de ses lèvres et, du même coin d’où sortait la fumée, lançait à la mer un long jet de salive brune.
Le baron, assis à l’avant, surveillait la voile, tenant la place d’un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient côte à côte, un peu troublés tous les deux. Une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux, qu’ils levaient au même moment, comme si une affinité les eût avertis ; car entre eux flottait déjà cette subtile et vague tendresse qui naît si vite entre deux jeunes gens, lorsque le garçon n’est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils se sentaient heureux l’un près de l’autre, peut-être parce qu’ils pensaient l’un à l’autre.
Le soleil montait comme pour considérer de plus haut la vaste mer étendue sous lui ; mais elle eut comme une coquetterie et s’enveloppa d’une brume légère qui la voilait à ses rayons. C’était un brouillard transparent, très bas, doré, qui ne cachait rien, mais rendait les lointains plus doux. L’astre dardait ses flammes, faisait fondre cette nuée brillante ; et lorsqu’il fut dans toute sa force, la buée s’évapora, disparut ; et la mer, lisse comme une glace, se mit à miroiter dans la lumière.
Jeanne, tout émue, murmura : «Comme c’est beau !» Le vicomte répondit : «Oh ! oui, c’est beau !» La clarté sereine de cette matinée faisait s’éveiller comme un écho dans leurs cœurs.
Et soudain on découvrit les grandes arcades d’Étretat, pareilles à deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes à servir d’arche à des navires ; tandis qu’une aiguille de roche, blanche et pointue, se dressait devant la première.
On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans ses bras Jeanne pour la déposer à terre sans qu’elle se mouillât les pieds ; puis ils montèrent la dure banque de galet, côte à côte, émus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent tout à coup le père Lastique disant au baron : «M’est avis que ça ferait un joli couple tout de même.»
Dans une petite auberge, près de la plage, le déjeuner fut charmant. L’océan, engourdissant la voix et la pensée, les avait rendus silencieux ; la table les fit bavards, et bavards comme des écoliers en vacances.
Les choses les plus simples leur donnaient d’interminables gaietés.
Le père Lastique, en se mettant à table, cacha soigneusement dans son béret sa pipe qui fumait encore ; et l’on rit. Une mouche, attirée sans doute par son nez rouge, s’en vint à plusieurs reprises se poser dessus ; et lorsqu’il l’avait chassée d’un coup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un rideau de mousseline, que beaucoup de ses sœurs avaient déjà maculé, et elle semblait guetter avidement le pif enluminé du matelot, car elle reprenait aussitôt son vol pour revenir s’y installer.
À chaque voyage de l’insecte un rire fou jaillissait, et, lorsque le vieux, ennuyé par ce chatouillement, murmura : «Elle est bougrement obstinée», Jeanne et le vicomte se mirent à pleurer de gaieté, se tordant, étouffant, la serviette sur la bouche pour ne pas crier.
Lorsqu’on eut pris le café : «Si nous allions nous promener», dit Jeanne. Le vicomte se leva ; mais le baron préférait faire son lézard au soleil sur le galet : «Allez-vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une heure.
Ils traversèrent en ligne droite les quelques chaumières du pays ; et, après avoir dépassé un petit château qui ressemblait à une grande ferme, ils se trouvèrent dans une vallée découverte allongée devant eux.
Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur équilibre ordinaire, le grand air salin les avait affamés, puis le déjeuner les avait étourdis et la gaieté les avait énervés. Ils se sentaient maintenant un peu fous, avec des envies de courir éperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses oreilles, toute remuée par des sensations nouvelles et rapides.
Un soleil dévorant tombait sur eux. Des deux côtés de la route les récoltes mûres se penchaient, pliées sous la chaleur. Les sauterelles s’égosillaient, nombreuses comme les brins d’herbe, jetant partout, dans les blés, dans les seigles, dans les joncs marins des côtes,