L'inutile beauté. Guy de Maupassant
Читать онлайн книгу.des mois. On m’envoyait à la campagne, dans le château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entourée d’hommages, espérant enfin que j’allais vivre un peu comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l’infâme et haineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n’est pas le désir de me posséder – je ne me serais jamais refusée à vous – c’est le désir de me déformer.
Il s’est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que j’ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous voir agir et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la sécurité qu’ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait de l’affection pour eux avec toute l’aversion que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.
Ah! cette joie, combien de fois je l’ai sentie en vous, je l’ai rencontrée dans vos yeux, je l’ai devinée. Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les compliments qu’on m’adressait, et sur ceux qu’on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier; vous paradez avec eux, vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu’on vous voit au milieu d’eux, qu’on dise «quel bon père» et qu’on le répète…
Il lui avait pris le poignet avec une brutalité sauvage, et il le serrait si violemment qu’elle se tut, une plainte lui déchirant la gorge.
Et il lui dit tout bas:
– J’aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m’avouer est honteux de la part d’une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître… votre maître… je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai… et j’ai la loi… pour moi:
Il cherchait à lui écraser les doigts dans la pression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s’efforçait en vain d’ôter sa main de cet étau qui la broyait; et la souffrance la faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.
– Vous voyez bien que je suis le maître, dit-il, et le plus fort.
Il avait un peu desserré son étreinte. Elle reprit:
– Me croyez-vous pieuse?
Il balbutia, surpris.
– Mais oui.
– Pensez-vous que je croie à Dieu?
– Mais oui.
– Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel où est enfermé le corps du Christ.
– Non.
– Voulez-vous m’accompagner dans une église.
– Pourquoi faire?
– Vous le verrez bien. Voulez-vous?
– Si vous y tenez, oui.
Elle éleva la voix, en appelant:
– Philippe.
Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule vers sa maîtresse, qui reprit:
– Allez à l’église Saint-Philippe-du-Roule.
Et la victoria qui arrivait à la porte du Bois de Boulogne, retourna vers Paris.
La femme et le mari n’échangèrent plus une parole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture fut arrêtée devant l’entrée du temple, Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra, suivie à quelques pas, par le comte.
Elle alla, sans s’arrêter, jusqu’à la grille du choeur, et tombant à genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, debout derrière elle, s’aperçut enfin qu’elle pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrins poignants. C’était, dans tout son corps, une sorte d’ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.
Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop, et il la toucha sur l’épaule.
Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.
– Ce que j’ai à vous dire, le voici. Je n’ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos enfants n’est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m’entend ici. C’était l’unique vengeance que j’eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés de l’engendrement auxquels vous m’avez condamnée. Qui fut mon amant? Vous ne le saurez jamais! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m’a rendue mère aussi, lui. Qui est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J’en ai sept, cherchez! Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne s’est vengé d’un homme, en le trompant, que lorsqu’il le sait. Vous m’avez forcée à vous le confesser aujourd’hui, j’ai fini.
Et elle s’enfuit à travers l’église, vers la porte ouverte sur la rue, s’attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l’époux bravé, et à s’affaisser sur le pavé sous le coup d’assommoir de son poing.
Mais elle n’entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d’un saut, crispée d’angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: «à l’hôtel».
Les chevaux partirent au grand trot.
II. La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre…
La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre, attendait l’heure du dîner comme un condamné à mort attend l’heure du supplice. Qu’allait-il faire? Était-il rentré? Despote, emporté, prêt à toutes les violences, qu’avait-il médité, qu’avait-il préparé, qu’avait-il résolu? Aucun bruit dans l’hôtel, et elle regardait à tout instant les aiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour la toilette crépusculaire; puis elle était partie.
Huit heures sonnèrent, et, presque tout de suite deux coups furent frappés à la porte.
– Entrez.
Le maître d’hôtel parut, et dit:
– Madame la comtesse est servie.
– Le comte est rentré?
– Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle à manger.
Elle eut, pendant quelques secondes, la pensée de s’armer d’un petit revolver qu’elle avait acheté quelque temps auparavant, en prévision du drame qui se préparait dans son coeur. Mais elle songea que tous les enfants seraient là; et elle ne prit rien, qu’un flacon de sels.
Lorsqu’elle entra dans la salle, son mari, debout près de son siège, attendait. Ils échangèrent un léger salut, et s’assirent. Alors, les enfants, à leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur précepteur, l’abbé Marin, étaient à la droite de la mère; les trois filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, étaient à gauche. Le dernier enfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec sa nourrice.
Les trois filles, toutes blondes, dont l’aînée avait dix ans, vêtues de toilettes bleues, ornées de petites dentelles blanches, ressemblaient à d’exquises poupées. La plus jeune n’avait pas trois ans. Toutes, jolies déjà, promettaient de devenir belles comme leur mère.
Les trois fils, deux châtains, et l’aîné, âgé de neuf ans, déjà brun, semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges épaules. La famille entière semblait bien du même sang, fort et vivace.
L’abbé prononça le bénédicité