Les bijoux indiscrets. Dénis Diderot
Читать онлайн книгу.choses du monde. Elle fut même la seule qui joua sans distraction. Cette séance lui valut des sommes considérables. Les autres ne savaient ce qu'elles faisaient, ne reconnaissaient plus leurs figures, oubliaient leurs numéros, négligeaient leurs avantages, arrosaient22 à contretemps et commettaient cent autres bévues, dont Alcine profitait. Enfin, le jeu finit, et chacun se retira.
Cette aventure fit grand bruit à la cour, à la ville et dans tout le Congo. Il en courut des épigrammes: le discours du bijou d'Alcine fut publié, revu, corrigé, augmenté et commenté par les agréables de la cour. On chansonna l'émir; sa femme fut immortalisée. On se la montrait aux spectacles; elle était courue dans les promenades; on s'attroupait autour d'elle, et elle entendait bourdonner à ses côtés: «Oui, la voilà; c'est elle-même; son bijou a parlé pendant plus de deux heures de suite.»
Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang-froid admirable. Elle écouta tous ces propos, et beaucoup d'autres, avec une tranquillité que les autres femmes n'avaient point. Elles s'attendaient à tout moment à quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux; mais l'aventure du chapitre suivant acheva de les troubler.
Lorsque le cercle s'était séparé, Mangogul avait donné la main à la favorite, et l'avait remise dans son appartement. Il s'en manquait beaucoup qu'elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l'abandonnait guère. Elle avait perdu considérablement au jeu, et l'effet du terrible anneau l'avait jetée dans une rêverie dont elle n'était pas encore bien revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait pas assez sur les promesses d'un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de toute inquiétude.
«Qu'avez-vous, délices de mon âme? lui dit Mangogul; je vous trouve rêveuse.
– J'ai joué, lui répondit Mirzoza, d'un guignon qui n'a point d'exemple; j'ai perdu la possibilité: j'avais douze tableaux; je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois.
– Cela est désolant, répondit Mangogul: mais que pensez-vous de mon secret?
– Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique; il vous amusera sans doute; mais cet amusement aura des suites funestes. Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah! prince, je vous conjure…
– Eh! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole! je voudrais bien savoir à propos de quoi l'intérêt de votre prochain vous touche aujourd'hui si vivement. Non, madame, non; je conserverai mon anneau. Et que m'importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je m'amuse? Suis-je donc sultan pour rien23? A demain, madame; il faut espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la première, et qu'insensiblement vous y prendrez goût.
– Je n'en crois rien, seigneur, reprit Mirzoza.
– Et moi je vous réponds que vous trouverez des bijoux plaisants, et si plaisants, que vous ne pourrez vous défendre de leur donner audience. Et où en seriez-vous donc, si je vous les députais en qualité d'ambassadeurs? Je vous sauverai, si vous voulez, l'ennui de leurs harangues; mais pour le récit de leurs aventures, vous l'entendrez de leur bouche ou de la mienne. C'est une chose décidée; je n'en peux rien rabattre; prenez sur vous de vous familiariser avec ces nouveaux discoureurs.»
A ces mots, il l'embrassa, et passa dans son cabinet, réfléchissant sur l'épreuve qu'il venait de faire, et remerciant dévotieusement le génie Cucufa.
CHAPITRE VII.
SECOND ESSAI DE L'ANNEAU. LES AUTELS
Il y avait pour le lendemain un petit souper chez Mirzoza. Les personnes nommées s'assemblèrent de bonne heure dans son appartement. Avant le prodige de la veille, on s'y rendait par goût; ce soir, on n'y vint que par bienséance: toutes les femmes eurent un air contraint et ne parlèrent qu'en monosyllabes; elles étaient aux aguets, et s'attendaient à tout moment que quelque bijou se mêlerait de la conversation. Malgré la démangeaison qu'elles avaient de mettre sur le tapis la mésaventure d'Alcine, aucune n'osa prendre sur soi d'en entamer le propos; ce n'est pas qu'on fût retenu par sa présence; quoique comprise dans la liste du souper, elle ne parut point; on devina qu'elle avait la migraine. Cependant, soit qu'on redoutât moins le danger, parce que de toute la journée on n'avait entendu parler que des bouches, soit qu'on feignît de s'enhardir, la conversation, qui languissait, s'anima; les femmes les plus suspectes composèrent leur maintien, jouèrent l'assurance; et Mirzoza demanda au courtisan Zégris, s'il n'y avait rien d'intéressant.
«Madame, répondit Zégris, on vous avait fait part du prochain mariage de l'aga Chazour avec la jeune Sibérine; je vous annonce que tout est rompu.
– A quel propos? interrompit la favorite.
– A propos d'une voix étrange, continua Zégris, que Chazour dit avoir entendue à la toilette de sa princesse; depuis hier, la cour du sultan est pleine de gens qui vont prêtant l'oreille, dans l'espérance de surprendre, je ne sais comment, des aveux qu'assurément on n'a nulle envie de leur faire.
– Mais cela est fou, répliqua la favorite: le malheur d'Alcine, si c'en est un, n'est rien moins qu'avéré; on n'a point encore approfondi…
– Madame, interrompit Zelmaïde, je l'ai entendu très-distinctement; elle a parlé sans ouvrir la bouche; les faits ont été bien articulés; et il n'était pas trop difficile de deviner d'où partait ce son extraordinaire. Je vous avoue que j'en serais morte à sa place.
– Morte! reprit Zégris; on survit à d'autres accidents.
– Comment, s'écria Zelmaïde, en est-il un plus terrible que l'indiscrétion d'un bijou? il n'y a donc plus de milieu. Il faut ou renoncer à la galanterie, ou se résoudre à passer pour galante.
– En effet, dit Mirzoza, l'alternative est cruelle.
– Non, madame, non, reprit une autre; vous verrez que les femmes prendront leur parti. On laissera parler les bijoux tant qu'ils voudront, et l'on ira son train sans s'embarrasser du qu'en dira-t-on. Et qu'importe, après tout, que ce soit le bijou d'une femme ou son amant qui soit indiscret? en sait-on moins les choses?
– Tout bien considéré, continua une troisième, si les aventures d'une femme doivent être divulguées, il vaut mieux que ce soit par son bijou que par son amant.
– L'idée est singulière, dit la favorite…
– Et vraie, reprit celle qui l'avait hasardée; car prenez garde que pour l'ordinaire un amant est mécontent, avant que de devenir indiscret, et dès lors tenté de se venger en outrant les choses: au lieu qu'un bijou parle sans passion, et n'ajoute rien à la vérité.
– Pour moi, reprit Zelmaïde, je ne suis point de cet avis; c'est moins ici l'importance des dépositions qui perd le coupable, que la force du témoignage. Un amant qui déshonore par ses discours l'autel sur lequel il a sacrifié, est une espèce d'impie qui ne mérite aucune croyance: mais si l'autel élève la voix, que répondre?
– Que l'autel ne sait ce qu'il dit,» répliqua la seconde.
Monima rompit le silence qu'elle avait gardé jusque-là, pour dire d'un ton traîné et d'un air nonchalant: «Ah! que mon autel, puisque autel y a, parle ou se taise, je ne crains rien de ses discours.»
Mangogul entrait à l'instant, et les dernières paroles de Monima ne lui échappèrent point. Il tourna sa bague sur elle, et l'on entendit son bijou s'écrier: «N'en croyez rien; elle ment.» Ses voisines s'entre-regardant, se demandèrent à qui appartenait le bijou qui venait de répondre.
«Ce n'est pas le mien, dit Zelmaïde.
– Ni le mien, dit une autre.
– Ni le mien, dit Monima.
– Ni le mien,» dit le sultan.
Chacune, et la favorite comme les autres, se tint sur la négative.
Le sultan
22
Payaient.
23
Ce n'est certainement pas ce passage que La Harpe pouvait traiter de «basse adulation.»