Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
Читать онлайн книгу.je regarde ceux-ci comme des êtres singuliers que le sort a épargnés. L'hôtesse de l'endroit est une grosse réjouie qui dit que sacredieu n'est pas jurer. Quand elle jure, je ne sais plus ce qu'elle dit.
Il faut qu'on soit bien malheureux dans ce pays. Oh! combien on a de bénédictions pour trois sous! On me prend toujours pour un homme d'Église: on m'a appelé Sa Grandeur. J'ai répondu au premier: «Ce n'est pas moi, c'est ce cheval qui est grand». J'étais déjà bien revenu des colifichets; je le suis bien davantage. Mon cœur s'émeut de la joie la plus douce quand mes semblables me bénissent.
C'est le petit château qui sera une maison bénie! C'est là que, sans glaces, sans tableaux, sans sophas, nous serons les mortels les plus heureux par le bien que nous ferons et par celui qu'on dira de nous. Quand on se tairait, le serions-nous moins? Une bonne action, qui n'est connue que du ciel et de nous, n'en est-elle pas encore plus belle? J'aime à croire, pour l'honneur de l'humanité, que la terre en a couvert et en couvrira une infinité avec ceux qui les ont faites. J'aime la philosophie qui relève l'humanité. La dégrader, c'est encourager les hommes au vice. Quand j'ai comparé les hommes à l'espace immense qui est sur leur tête et sous leurs pieds, j'en ai fait des fourmis qui se tracassent sur une taupinière. Il me semble que leurs vices et leurs vertus, se rapetissant en même proportion, se réduisent à rien.
Me voilà à Saint-Dizier. Il n'est qu'une heure et demie. Si ma Sophie était à Isle, j'y arriverais sûrement ce soir; mais elle n'y est pas, et je coucherai sûrement à Vitry où ailleurs, d'où je continuerai à lui griffonner encore un mot. Demain, je serai au lever de madame voire mère. Le cœur m'en bat d'avance. On prépare mon dîner; en attendant, je vais vous faire part d'une petite aventure qui m'est arrivée à Langres, les derniers jours. Nous avons là une marquise de ***, qui n'est pas la moins spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont pourtant assez. Elle s'appelait auparavant Mlle de ***: elle me vint voir le matin presque dans mon lit; notez cela. Nous sommes tombés fous l'un de l'autre. Nous avons arrangé la vie la plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris; les trois autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous conviendra. Elle m'a envoyé, le lendemain de cette entrevue, un billet doux pour me rappeler mes engagements et me demander des vers pour une présidente de ses amies dont c'était la fête le lendemain. J'ai répondu à cela avec le plus d'esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette méchanceté qu'on n'aperçoit pas. Cela disait: Ordonnez-moi ce qu'il vous plaira; mais ne m'ordonnez pas d'avoir autant d'esprit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j'oserai alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce j'oserai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un mari libertin, qui n'avait pas la réputation de se bien porter. C'est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait: Mademoiselle, pourquoi ne vous mariez-vous pas? lui répondait: Madame, c'est que le mariage est malsain.
À ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger deux œufs frais et dévorer un pigeon, car j'ai de l'appétit; le voyage me fait bien; c'est cependant une sotte chose que de voyager: j'aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d'auberge, dont vous ne nous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à l'adresse de M.***.
P. S. J'allais faire une bonne sottise. Je croyais qu'il fallait passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis à la porte de la maison; dans deux heures d'ici, je parlerai à madame votre mère. Le cœur me bat bien fort; que lui dirai-je? que me dira-t-elle? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie; je me recommande à vos souhaits. À vendredi.
J'oubliais de vous dire que je ne fis point les vers demandés, et que je suis parti sans rendre la visite à ma marquise.
XV
J'y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie de me gronder, c'est-à-dire le plus grand empressement de vous rejoindre; mais vous savez combien en même temps elle est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons; elle ne les a pas désapprouvées, et nous avons été contents. Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l'avenue. J'ai fait arrêter; je suis descendu; je suis allé au-devant d'elle les bras ouverts; elle m'a reçu comme vous savez qu'elle reçoit ceux qu'elle aime de voir; nous avons causé un petit moment d'un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. «Je vous espérais ce jour-là… – … Je le voulais; mais cela n'a pas été possible. – … Et cet autre jour-là?.. – Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l'ont demandé?.. – Vous avez eu bien chaud?.. – Oui, surtout depuis Perthes; car j'avais le soleil au visage… – Bien fatigué?.. – Un peu… – Votre santé me paraît bonne Je vous trouve le visage meilleur… Et vos affaires? – Tout est arrangé… – Tout est arrangé!..Mais vous avez peut-être besoin d'être seul; venez, je vais vous mener chez vous…»
J'ai donné la main, et l'on m'a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis rentré dans le salon, et j'y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec Mlle Desmarets. Le soleil était tombé; la fin du jour très-belle; nous en avons profité. D'abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée; l'aspect de la maison m'avait plu; j'en dis autant de l'intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J'aime les boisures et les boisures simples: celles-ci le sont. L'air du pays doit être sain, car elles ne m'ont point paru endommagées; et puis une porte sur l'avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes: cela est on ne peut mieux. S'il en faut davantage à Mme Le Gendre dans le petit château, c'est qu'elle a le goût corrompu et que le faste lui plaît. Eh! madame! vous qui avez l'âme si sensible et si délicate, que le récit d'un discours honnête, d'une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J'ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu'ils m'intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l'histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n'ont habité que sous des tentes et dans les étables. Il n'y avait pas l'ombre d'un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d'enfants.
La maman marche comme un lièvre; elle ne craint ni les ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n'arrête pas ses pas ni les miens, n'offense point son odorat ni le mien. Allez, pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce n'est point une chèvre, c'est une femme bien musquée, bien ambrée, qui pue. L'expression est dure, mais elle est vraie.
Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m'en fais honneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je trouvais petit; cette porte, qui est à l'extrémité et en face du salon, me trompait; je ne savais pas qu'elle s'ouvrît dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues; nous avons passé les deux ponts; j'ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment; c'est là que j'habiterais; c'est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu'on me donnât du temps. Vous direz peut-être qu'il y a bien des arbres; mais c'est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l'on étouffe, quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites-vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que la nature a plantés est d'un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche. O main sacrilège! vous la devîntes lorsque vous quittâtes la bêche
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Le château d'Isle et le parc, dont J. N. Volland a laissé le plan, furent achetés en 1786 par le comte de Paillot, dont la tombe se voit dans le cimetière du village. Ils appartinrent ensuite aux familles de Chiézat et Rouvay, puis à M. Royer, enfin à M. Chauvel. C'est la veuve de celui-ci qui les possède aujourd'hui.
Le château n'a que fort peu changé depuis un siècle. Les «boisures» dont parle Diderot et leurs trumeaux naïfs existent encore. Les grandes et les petites