Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
Читать онлайн книгу.sein? Plus d'enflure aux jambes, plus de lassitude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J'espère, moi, que j'en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l'histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d'y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j'y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j'espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins toute l'importance que vous ambitionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu'il y a ici un enfant de cinq ans au plus qu'on promène de maison en maison, d'Académie en Académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveille et qui a une force de jugement peu commune: vous en jugerez par sa réponse à M. l'évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d'entretien, prit une pêche et lui dit: «Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où est Dieu. – Et moi, monseigneur, lui répondit l'enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n'est pas.» Je serais désolé que ce prodige m'appartînt; cela sera, à l'âge de quinze ans, mort ou stupide.
D'Alembert a prononcé, à la clôture de l'Académie française, un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des autres62. On m'a dit que l'Iliade et l'Énéide y étaient traitées d'ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la Henriade préconisées comme les deux seuls poëmes épiques qu'on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, las d'entendre vanter Racine, qu'il ne connaissait que de réputation, se résolut enfin à le lire. À la fin de la première scène de Psyché63: «Eh bien, dit-il, qu'est-ce que cela prouve?»
Il paraît une Épître de Satan et de Voltaire64. Je ne vous en dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le marquis de Ximènes me tient parole, j'espère vous faire passer, acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tancrède65. Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu'on ne vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus de l'histoire de mon cœur que quand les anecdotes de la ville me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne saurais; ne m'en sachez point de gré, c'est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, que vous m'occupez sans cesse, que vous me manquez à tout moment, que l'idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu. Si d'abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c'est vous; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c'est où vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente l'ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c'est que je n'ai plus l'espérance de vous voir un moment, et que c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n'êtes pas digne seulement de savoir ceci que j'avais bien résolu de vous celer. Ma mie, n'allez pas au moins avoir la bêtise de prendre une plaisanterie au sérieux. Vous m'êtes chère, et si vous imaginez quelque moyen d'abréger l'éternité de votre campagne, apprenez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais vous assoupir d'un sommeil de deux mois, je le ferais d'autant plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil supposerait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai votre boîte. Adieu.
XXXIII
J'attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures: on a ouvert ici les dépêches; et il n'y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, l'infidélité, des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s'oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l'unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire! Je vous ai envoyé l'Épître du Diable; je vous envoie Tancrède, qu'on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m'oubliez jamais auprès d'elle, ni auprès de madame votre mère.
Je reçois à présent le numéro 7, et je n'apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m'est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j'aie ressenties. Je n'ai point écrit à Châlons: votre mère avait dit en ma présence qu'elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J'ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu'on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu'on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu'on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière: n'y a-t-il pas assez longtemps qu'on abuse de vous? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l'estime vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâmer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela est fort bien; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance: Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu'on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.
Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m'excuser auprès de lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai: mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.
Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez; et croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n'êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d'oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n'avons jamais eu d'autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises!
Il n'y a plus d'apparence que je reprenne mon journal: il vaut mieux que je l'achève ici en quatre mots. J'ai vu d'Argental, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille66. J'ai dîné avec l'abbé Sallier67, chez moi; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l'abbé un mot assez plaisant. Mme d'Épinay et M. Grimm sont venus aujourd'hui à Paris. Le projet était d'assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s'en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d'aller au Grandval; pour moi, je resterai: on désespère de m'avoir, et je ne m'engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n'espérais; mes collègues me font enrager
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Ce discours, prononcé à l'Académie à l'occasion du prix pour 1760, est recueilli dans les
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Diderot a voulu citer une tragédie quelconque de Racine, et c'est par un
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Épître du Diable à M. de V… par M. le marquis D… Avignon et Lille, 1760, in-8. Diderot, dans sa lettre XXXVII, attribue cette Épître à M. de Rességuier; Barbier et Quérard la mettent sur le compte de C. M. Giraud, médecin. On publia:
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De Voltaire, représentée le 3 septembre 1760; elle n'était encore qu'en manuscrit à l'époque où écrivait Diderot.
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Le drame de Diderot fut en effet représenté le 18 février suivant.
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Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d'Or), en 1685, mort en 1761, membre de l'Académie française et de celle des Inscriptions, professeur d'hébreu au Collège de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l'abbé Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol in-folio.