Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot


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reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir; j'en avais fait une promesse solennelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j'attendais dimanche? Je restai. Le mot vint; j'y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l'on ne m'espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J'ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux heures d'inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu'il ne lui fût arrivé quelque chose: nous voilà trois pour jusqu'à lundi prochain. Que fais-je? que font-ils? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d'échecs; après la partie d'échecs, la promenade; après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversation; après la conversation, le souper; après le souper, encore un peu de conversation; et c'est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l'on se sera amusé et occupé, où l'on aura pensé, où l'on se sera instruit, estimé et aimé, et où l'on se sera dit: Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu'il survienne un contre-temps qui la gâte. J'avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais: Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n'entendra jamais cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J'unissais mes sensations aux vôtres; j'étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun; et voilà que vous n'avez pas encore reçu cet envoi.

      Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu'on désespère d'arrêter.

      Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne; mais il me vient, malgré que j'en aie, des soupçons d'infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient que par quelque grand intérêt qu'on a rarement. Si je vous en ai écrit bien d'autres? en doutez-vous? Vous en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent? Mon rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y pouvez compter.

      Ce que je pense de cette épître71? que c'est un tissu d'atrocités écrites avec facilité. À la place de Voltaire, vous en sentiriez toute la platitude; mais vous en seriez mortifiée. Il y a par-ci et par-là des reproches qu'on n'entend pas de sang-froid. Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. Qui est-ce qui les lit? et puis l'idole est si décriée! Les enfants lui crachent au visage.

      M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais; je ne l'ai point vu et je me le reproche; c'est un très-galant homme qui se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.

      Vous l'aurez incessamment, votre boîte; mais que je sache à qui je l'adresserai.

      Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en prie, cela me fait du mal; je ne sais pas pourquoi, mais cela est.

      J'ai passé la journée du samedi à mettre un peu d'ordre dans mon coffret. J'ai emporté ici la Religieuse, que j'avancerai, si j'en ai le temps. J'y trouverai le Joueur, qu'ils m'exhortent tous à ajuster à nos mœurs. C'est une grande affaire. M. Grimm l'a lu enfin, et il en est transporté.

      Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot. M. de Saint-Lambert est un homme d'un sens exquis; on n'a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que Mme d'Houdetot. Ces heures-là se sont échappées. Mme d'Houdetot me disait, à propos d'une tête de Platon que j'ai donnée pour une tête de Sapho, que j'étais bien vieux et qu'à dix-huit ans je n'aurais pas fait cet échange-là.

      Ma sœur garde le silence avec moi; elle est honteuse ou fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu'elle boude? Mme Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu'elle serre. On crie tous les jours aux oreilles de l'abbé convalescent que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus; il faut espérer qu'il rougira d'en user mal avec elle, du moins jusqu'à ce que les services rendus soient assez éloignés pour que l'humeur puisse se montrer sans l'ingratitude.

      Mes collègues72 me font sécher; ils ne me rendent rien, et je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous a-t-il écrit? Ira-t-il, n'ira-t-il pas à Isle? Est-ce que vous n'avez pas encore vu l'abbé Dumoncet? Le général et le procureur de son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un procès qui les déshonore. J'aurais une infinité de choses à vous dire de Grimm, de Mme d'Épinay, de Saurin, du Baron, de Damilaville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire; mais je n'en ai ni le temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des satires du jour, revu, corrigé et augmenté73; je vous l'enverrai aussitôt que nous l'aurons. Je n'ai point encore vu Mlle Boileau. Je rencontrai hier dans nos jardins M. l'échevin, qui me dit qu'elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous fais de mes instants prouve bien que je sens tout l'intérêt que vous prenez à moi; mais il ne montre pas autant celui que je prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu'il vous plaira, et craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu'il est. Adieu.

      XXXVI

15 septembre 1760.

      C'était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. J'avais résolu d'aller à Paris passer la journée; mais M. Grimm et Mme d'Épinay m'arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de mes amis se couvrir et leurs visages s'allonger, il n'y a répugnance qui tienne et l'on fait de moi ce qu'on veut.

      Dès le samedi au soir, les marchands forains s'étaient établis dans l'avenue, sous de grandes toiles tendues d'arbre en arbre. Le matin, les habitants des environs s'y étaient rassemblés; on entendait des violons; l'après-midi on jouait, on buvait, on chantait, on dansait, c'était une foule mêlée de jeunes paysannes proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau de paille sur la tête et l'écuyer sous le bras. Sur les dix heures les hommes du château étaient montes en calèche, et s'en étaient allés dans la plaine. À midi, M. de Villeneuve74 arriva.

      Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.

      Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre et Mme d'Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.

      Un dessinateur assis plus bas, sur un placet75, faisait son profil au crayon. Il est charmant, ce profil; il n'y a point de femme qui ne fût tentée de voir s'il ressemble76.

      M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée.

      Je jouais aux échecs avec Mme d'Houdetot.

      La vieille et bonne Mme d'Esclavelles, mère de Mme d'Épinay, avait autour d'elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.

      Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, l'une à la main, l'autre au tambour.

      Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.

      M. de Villeneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d'Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j'ai


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<p>71</p>

L'Épître du Diable à M. de V… dont il est question dans la lettre XXXII.

<p>72</p>

De l'Encyclopédie.

<p>73</p>

Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l'année 1760, Genève, 1760, in-8. Voir dans la France littéraire (art. Voltaire, n° 224) l a liste des pièces composant ce volume et rassemblées par les soins de Morellet.

<p>74</p>

M. Vallet de Villeneuve, qui épousa, en 1769, la fille de Dupin de Francueil, ami de Mme d'Épinay et grand'père de George Sand.

<p>75</p>

Petit siège qui n'a ni bras ni dossier (Littré).

<p>76</p>

Le portrait de Grimm fut peint par la jeune fille qui fit aussi celui de Diderot, dont il est question dans la lettre XXXVIII. C'est probablement celui qu'une demoiselle Lechevalier exposa, en 1761, le jour de la Fête-Dieu, à la place Dauphine. Le «dessinateur assis plus bas» était Garand, qui peignit quelques jours après un portrait de Diderot, pour faire pendant à celui de Mme d'Épinay; «c'est vous dire en un mot à qui ils sont destinés,» ajoute Diderot. «Un certain barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil cent fois plus ressemblant», écrit Grimm, en 1767, à propos du dessin de Greuze, gravé par Saint-Aubin. On a vu (t. XI, p. 221) que c'était aussi l'opinion de Diderot lui-même.