Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot

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Lettres à Mademoiselle de Volland - Dénis Diderot


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je ne fais rien, le temps s'enfuit, et je ne vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je ne savais ce que c'était, car il était bien gros. J'espérais y trouver un mot de vous. Rien. À la place, les deux Remontrances du parlement d'Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédommagent pas. Je brûle de m'en retourner à Paris. Je ne saurais dissimuler ma joie; et Mme d'Épinay dit que cela n'est pas honnête d'être gai quand on quitte les gens. Il serait donc plus honnête de l'être ni plus ni moins et de paraître triste. N'y a-t-il encore rien d'arrêté sur votre retour? Votre sœur revient-elle avec vous? Si j'avais été bien avisé, j'aurais fait ce voyage de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en passant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu changé. On dit que j'ai l'air d'un homme qui va toujours cherchant quelque chose qui lui manque. Au reste, c'est l'air que je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. Avais-je du chagrin, j'allais voir mon amie, et je l'oubliais. Pourquoi m'avez-vous abandonné? La mélancolie a trouvé mon âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu'on puisse l'en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop; et puis qu'importe? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous plaira, mais je n'en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d'une couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie, tout peut s'altérer au monde; tout, sans vous en excepter; tout, excepté la passion que j'ai pour vous. Quand je vous reverrai, comme je vous embrasserai! comme je me reposerai sur vous! comme je chercherai celle que j'aime! Ah! s'il n'y avait personne qui me contraignît! mais il ne faut pas compter là-dessus. Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n'y a qu'un pas sur le quai des Miramionnes. Si j'y trouvais une lettre de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me resterait pas, car je l'aurais remplie tout en disant que je ne voulais pas en dire plus long, si l'on ne m'invitait pas à descendre. Je vais voir ce qu'on me veut… C'est Saurin qui vient d'arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s'il n'est pas trop tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire mon sac; je n'aime point à foire attendre après moi.

      Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette. Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pasteur, c'est un des meilleurs esprits qu'il y ait bien loin: il n'y a pas d'homme dont les passions se peignent plus vivement sur son visage; c'est peut-être le seul qui ait le nez expressif; il loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un grand traité de morale. La conversation a été fort diverse. Mme d'Houdetot m'a demandé du bout de la table où en était ma bouteille. Je lui ai répondu qu'elle devait le savoir mieux que moi. On a trouvé que je n'étais pas trop malheureux de boire de bon vin, et d'enivrer ma voisine. Et puis on a parlé nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansénisme dans ses États; cela m'a déplu. J'ai dit que, religion pour religion, quand un monarque faisait tant que d'en adopter une, il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maussade; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et à l'intolérance, et Mme d'Épinay me faisait des yeux; et à la fin, quand j'ai eu tout dit, j'ai compris que je désobligeais Mme d'Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu'à la pointe de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n'est déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux disaient tous qu'ils en mouraient; mais qu'il était rare d'en rencontrer qui tinssent parole; qu'il en avait cependant vu un: c'était un jeune homme de famille appelé Soulpse. Il s'éprit d'une fille belle et sage, mais sans biens et d'une famille déshonorée. Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune homme, qui prévoyait toute l'opposition et toute la raison de l'opposition qu'il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu'il put pour se détacher; mais quand il se fut bien assuré de l'inutilité de ses efforts, il osa s'en ouvrir à ses parents, qui allaient s'épuiser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court et leur dit: «Je sais tout ce que vous avez à m'opposer, je ne saurais désapprouver des raisons que j'opposerais moi-même à mon fils si j'en avais un. Mais voyez si vous m'aimez mieux mort que mésallié; car il est sûr que si je n'ai pas celle que j'aime, j'en mourrai». On traita ce propos comme il le méritait; l'événement n'y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en jour, et mourut. Le curé ajouta: C'est un fait dont j'ai été témoin. «Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu'auriez-vous fait? – Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me mettre à cette place; les sentiments d'un père ne se devinent point et ne peuvent se suppléer. – Cela est vrai; mais enfin vous auriez pris un parti d'après ce que vous êtes; dites-nous quel il eut été? – Volontiers. J'aurais appelé mon fils; je lui aurais dit: Soulpse a été votre nom jusqu'à présent; souvenez-vous bien qu'il ne l'est plus. Appelez-vous comme il vous plaira. Voilà votre légitime. Allez vous marier avec celle que vous aimez si loin d'ici que je n'entende plus parler de vous, et que Dieu vous bénisse. – Pour moi, dit Mme d'Esclavelles, qui craignait peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son petit-fils, si j'avais été la mère de ce jeune fou, j'aurais fait comme son père, je l'aurais laissé mourir ». Et puis voilà les avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon, qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n'avait rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé, mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d'un certain temps, il regrette son pays; il revient en France avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d'un certain temps, il a du remords; il revient à sa religion, prend du scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme: il s'en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant, et qui, n'osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et aux jurisconsultes. Tous décident qu'il ne peut en sûreté de conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à laquelle la femme s'opposait de toute sa force, allait s'entamer par voie de justice, mais un peu contre le gré du curé, l'époux tomba malade et assez dangereusement pour qu'il n'en revînt pas. Il envoie chercher le curé: «Mon ami, lui dit-il, vous connaissez mes intentions; je touche au dernier moment; je veux montrer du moins qu'elles étaient sincères. Je veux faire amende honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à l'hôpital; ayez la bonté de m'y faire transporter. – Je m'en garderai bien, lui dit le curé; cette femme est innocente. Elle vous a épousé selon la loi; elle ne connaissait rien des empêchements qui ne lui permettaient pas d'accepter votre main. Et ces entants, quelle part ont-ils à votre faute? Vous êtes le seul coupable, et ce sont eux qui vont être punis! Votre femme sera déshonorée, vos entants seront déclarés naturels; et où est le bien de tout cela? La raison est pour eux; certainement, et jusqu'à ce que la loi ait prononcé, nous ignorons si elle serait contre eux. Attendons, et en attendant, mon ami, demeurez dans le lit de celle que vous appelez votre femme et qui l'est, et où vous avez eu d'elle ces entants qui vous ont appelé leur père et qui sont vos entants». Jamais le curé n'en voulut démordre. Il confessa son homme; le mal empira, il lui administra les derniers sacrements. Il mourut, et la femme et les entants restèrent en possession des titres qu'ils avaient. Nous avons tous approuvé la sagesse du curé. Grimm l'a fait peindre; il prétend en faire quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus un peu tard; cet homme singulier et ses histoires aussi singulières que lui nous ont défrayés en chemin.

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