La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau


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à mesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maître de soi.

      – Fuir ainsi, répondit-il, y songez-vous!.. Oubliez-vous que le cimetière est surveillé, que notre signalement est donné?.. Courir, marcher d'un pas rapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer?..

      Il est sûr que, tout signalement à part, leur seul aspect devait éveiller des soupçons, et c'était miracle qu'on ne les eût pas remarqués à l'entrée.

      Leurs aventures de la nuit étaient tracées en quelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leurs bottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu'au jarret et maculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés et éraillés par les broussailles où ils s'étaient blottis, sur leurs chapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuite par la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par la voix de son compagnon, le docteur s'était arrêté court…

      – Décidément, je perds la tête, fit-il avec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaire prudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière… Plus nous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nous aurons de chances contre nous. C'est en ce moment qu'il y a foule, qu'il faut tenter l'aventure… Donc, réparons de notre mieux le désordre de notre toilette, rapprochons-nous de l'entrée, mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la tête baissée, comme des parents désolés…

      IV

      Sans encombre, sinon sans battements de cœur, Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus tard la porte redoutée du cimetière Montmartre.

      Une fois dans l'avenue ils étaient sauvés.

      Et cependant ils ne respirèrent librement que plus tard, lorsqu'ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu'ils arrivèrent au café de Périclès.

      Ils s'y firent servir à déjeuner, dans un petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte d'entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son fameux article.

      Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l'élasticité de son esprit, et tout en versant à boire à Raymond:

      – C'est égal, disait-il, d'ici à quelque temps, je m'abstiendrai d'aller rôder aux environs du cimetière Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je sais, à présent, ce qu'il en peut coûter de ne se point vêtir comme tout le monde, d'arborer des chapeaux d'une forme à soi et de porter des cravates blanches.

      Mais il perdait son temps à essayer de dérider son convive.

      Tant qu'il avait conservé l'espoir d'arriver à la vérité, tant qu'il avait entrevu un effort à faire ou un expédient à risquer, tant qu'il y avait eu lutte, en un mot, et incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à la hauteur des circonstances.

      Battu, il s'abandonnait sans vergogne à la plus incroyable prostration.

      Aussi, répondant à ses intimes réflexions, bien plus qu'il ne s'adressait à son compagnon:

      – Nous ne saurons rien, murmura-t-il, rien!..

      Le docteur Legris achevait alors de déjeuner. Adonis avait versé son café et il venait d'allumer un cigare.

      – Vous vous trompez, Raymond, prononça-t-il d'une voix ferme. Peut-être n'apprendrez-vous que trop tôt le mot de cette lugubre énigme.

      – Hélas!..

      Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer en bon Allemand qu'il était, avait la fâcheuse habitude de rôder autour des portes, et d'y coller selon l'occasion l'œil ou l'oreille, M. Legris s'était levé et s'assurait que personne n'écoutait du dehors.

      Revenant ensuite s'asseoir en face de son nouvel ami:

      – Maintenant, commença-t-il, raisonnons froidement, s'il se peut, et tâchons de mettre de l'ordre dans nos idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute des raisons que j'ignore d'être profondément ému. Quant à moi, en me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j'ai été impressionné d'une façon ridicule pour un homme de ma trempe, médecin, et qui se pique de scepticisme.

      Raymond essaya de l'interrompre pour protester; il n'en continua que plus vite:

      – De votre trouble et du mien, il est résulté que nous avons abandonné la proie pour l'ombre, et que nous avons été joués. Le mal est fait, n'en parlons plus. Mais en faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile qui recouvre ce mystère? Non, certes, et je vais essayer de vous le prouver…

      Un geste sans signification précise fut la seule réponse de Raymond.

      – Procédons donc méthodiquement, reprit le docteur, et du connu tâchons de dégager l'inconnu. Tout d'abord, le mobile de cette intrigue est-il considérable? Évidemment, oui. Ce n'est pas sans un intérêt immense que des gens tentent une aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit. Mais quel est cet intérêt? Pour nous, voilà l'x, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c'est que l'intérêt des principaux complices est identique. Si l'homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu'on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu'ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide…

      Comme s'il eût attendu une objection, il s'arrêta.

      Et cette objection ne venant pas:

      – L'organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l'homme aux vêtements élégants, savait à n'en pas douter que le cercueil était vide. Il l'avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c'est qu'au moment de forcer la tombe, il lui a dit: «Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée.» Mais elle doutait, et je n'en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité.

      Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d'un problème ordinaire, que Raymond commençait à s'en étonner.

      M. Legris, plus lentement, continuait:

      – Pour nous, simples spectateurs, quelle est la conclusion à tirer? C'est qu'il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l'on croit morte et enterrée: Marie-Sidonie…

      Il disait cela d'un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit.

      – Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d'inhumation…

      – Oui.

      – Dans quel but? Pourquoi?..

      – Eh! si je le soupçonnais seulement, s'écria le docteur, le problème serait bien près d'être résolu… Mais ici, nul indice!.. Une seule chose m'est démontrée, c'est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l'existence de cette Marie-Sidonie…

      Pendant plus d'une minute, Raymond garda le silence.

      – Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé?..

      Eh! c'était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible.

      – Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l'ignorez!..

      Et Raymond se taisant:

      – Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher…

      – On!.. qui, on?

      – Quelqu'un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m'avez montrée faisait allusion à la mort


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