La dégringolade. Emile Gaboriau

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La dégringolade - Emile Gaboriau


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de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d'amant et la soumission d'un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s'y soumettre.

      – Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.

      Ce fils avait un peu plus d'un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.

      En ce temps-là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l'avancement.

      Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse:

      – Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies…

      C'est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.

      C'est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.

      Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu'il recevait de toutes parts, et l'agitait de graves perplexités.

      Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d'un long voyage et à tous les périls d'un climat brûlant, au plus fort de l'été?

      Mais au premier mot qu'il dit de ses incertitudes à Mme Delorge:

      – Je savais ce que je faisais en t'épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d'un soldat. Partout où on enverra mon mari, j'irai.

      Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s'installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombreux s'étagent en terrasses le long des pentes du ravin de Santa-Cruz.

      Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d'Alger.

      Notre colonie était en feu.

      Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s'organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l'islamisme.

      Le fils de l'empereur du Maroc était le chef de cette croisade.

      Il campait sur les bords de l'Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.

      Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.

      Seulement il comptait sans le héros «à la casquette», le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, «le père Bugeaud».

      Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.

      Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu'il avait de troupes à sa portée.

      Si bien que le colonel Delorge n'était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu'il reçut du «père Bugeaud» l'ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.

      C'est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentrer chez lui pour prendre ses dernières dispositions.

      Intérieurement, il se félicitait d'être arrivé à temps pour marcher à l'ennemi, ce qui n'empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d'annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.

      – Le régiment part à minuit! lui dit-il de l'air le plus gai qu'il put prendre.

      Il s'attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante, peut-être… Point.

      Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c'est d'un ton ferme qu'elle répondit simplement:

      – C'est bien.

      Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s'occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu'il était en elle à ce qu'il ne manquât de rien, quoi qu'il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu'il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.

      Plus ému de ce sang-froid qu'il ne l'eût été par des larmes, il s'efforçait de la rassurer.

      – Bast! lui disait-il, est-ce que j'aurai besoin de tout cela! Laisse donc faire Krauss, c'est un vieil Africain, qui connaît son affaire…

      Les vingt mille habitants d'Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu'il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.

      Mme Delorge avait été stoïque…

      Dominant l'émotion terrible qui l'écrasait, c'est avec un bon sourire aux lèvres qu'elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l'étrier.

      Sa voix d'un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu'elle dit à son fils:

      – Embrasse ton père et dis-lui: Au revoir!

      – Au revoir, papa! bégaya l'enfant…

      Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s'évanouit…

      – Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l'envie de recommencer.

      Pour cette fois, il devait avoir raison, car, à huit jours de là, le «père Bugeaud» gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d'Isly.

      Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n'avait pas peu contribué au succès de la journée.

      Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.

      Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.

      Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.

      – A très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d'une pareille façon!

      Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n'étaient plus qu'une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n'avait reçu qu'une blessure au bras droit.

      – Va! j'étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran… Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l'aurais pas senti, moi, ici!..

      Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir…

      Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.

      En revanche, il fut une fois de plus porté à l'ordre du jour de l'armée, et investi d'un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d'organisateur.

      C'est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés: «Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l'Algérie en dix ans!»

      Sa réputation de soldat et d'administrateur n'avait


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