La dégringolade. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.coup. Tu dois bien le comprendre, toi qui sais ma situation, toi qui sais que je suis marié et que j'ai un garçon de onze ans, et que, faute de pouvoir nourrir ma femme et mon fils, mon petit Lucien, je suis réduit à les laisser en province, chez mon beau-père, un vieux ladre, qui leur reproche à chaque repas ce qu'ils mangent, et qui tous les mois m'écrit que je ne suis qu'un propre à rien et que, lorsqu'on ne trouve pas «de la bonne ouvrage» comme architecte, on s'emploie comme manœuvre à porter l'oiseau.
Il s'exaltait, la bile lui montait au cerveau, il parlait si vite que Me Roberjot ne trouvait pas un joint où placer un mot.
– Longtemps, poursuivit-il, j'ai ri de cette situation. Maintenant j'en pleurerais. L'estomac se délabre, la façade se lézarde, et le soir, quand je regagne mon taudis, je me sens des courants d'air dans le cœur. C'est bête et laid de rester seul devant un foyer sans feu, quand on a une femme à soi, et une bonne petite femme, va, je le reconnais depuis que les coquines rient à ma barbe, qui blanchit. Assez de bohème! Je suis las de piétiner dans les ornières, pendant que vous autres, tous, les copains de Saint-Louis, vous faites bravement votre chemin. Je vous rattraperai d'un bond, je le veux. Je ne suis pas plus sot que vous, n'est-ce pas! J'ai eu le grand prix au concours, et j'ai plus d'un chef-d'œuvre dans mes cartons…
– C'est que, mon cher, je ne vois pas…
– Je vois, moi, et cela suffit. Prête-moi ce que je te demande, et demain j'ai un appartement dont les clients apprendront vite le chemin, quand il leur aura été montré par Coutanceau, par la baronne d'Eljonsen, par M. de Combelaine et par le vicomte de Maumussy.
L'avocat réfléchissait.
– Que ne t'adresses-tu, fit-il, aux gens que tu me nommes?
M. Verdale haussa les épaules – des épaules taillées pour porter des sacs de farine.
– Pas si bête! répondit-il. Va donc, toi, proposer à un chien affamé de te céder une portion de son os! Non seulement ils m'enverraient promener, mais ils me retireraient leur influence, dont je dispose absolument.
– C'est que je t'ai dit la vérité, mon camarade; c'est que positivement je n'ai pas d'argent.
– Monsieur a du crédit… disait Bouffé dans l'Homme à la mode.
– J'ai bien un titre de rente…
L'architecte leva les bras au ciel.
– Et il dit qu'il n'a pas d'argent!.. s'écria-t-il. Un titre de rente!.. Il faut se hâter de le vendre, malheureux, car jamais tu ne rencontreras une plus belle occasion. Vends! et il se trouvera qu'en fin de compte, tu te seras rendu service en m'obligeant. Faire en même temps une bonne action et une bonne affaire!.. Ces choses-là n'arrivent qu'à toi. Sais-tu où en est le cinq pour cent, ô Roberjot?.. Il fait 99 90 au parquet et 100 dans la coulisse. Or, comme c'est place de la Bourse que bat maintenant le cœur de la France, cela prouve que la France est contente, et que je serai millionnaire…
Si l'avocat se défendait encore, ce n'était plus que mollement, et en homme prêt à céder.
Et M. Verdale le voyait bien, lui, dont la finesse naturelle s'affûtait depuis tant d'années aux meules de la nécessité.
Rassemblant donc, par un suprême effort, tout ce qu'il avait de puissance d'émotion:
– Allons, mon vieux copain, insista-t-il, un bon mouvement, tends-moi la perche et je suis sauvé… Confiance! confiance!
La nuit était venue, et, depuis un bon moment déjà, le domestique avait apporté une lampe. L'avocat en releva l'abat-jour, et arrêtant sur M. Verdale un regard froid et perspicace:
– C'est un gros service, mon camarade, que tu me demandes, prononça-t-il.
– Je le sais, pardieu, bien!
– Tu as des chances de succès, je le reconnais, mais enfin tes calculs peuvent être déjoués…
– Je l'avoue.
– Et alors ces huit mille francs iraient rejoindre, dans l'abîme de l'oubli, comme tu dirais, les trois ou quatre mille que tu me dois déjà…
L'architecte tressaillit et rougit.
Il trembla d'avoir cru trop tôt la victoire gagnée.
– Tu es dur, Roberjot, balbutia-t-il.
– Pas du tout. Je tiens seulement à établir nos situations respectives, et qu'en t'obligeant, j'agis en véritable ami…
– Et je t'en aurai une reconnaissance éternelle! s'écria M. Verdale en se jetant sur les mains de l'avocat, qu'il serra à les briser.
Mais cet enthousiasme de gratitude ne parut toucher que faiblement Me Roberjot.
– Ainsi, mon cher camarade, reprit-il, si, à mon tour, j'avais besoin d'un service.
– Ah!.. c'est avec transport que je te le rendrais, à toi, mon seul ami, à toi que j'ai toujours trouvé aux heures difficiles…
– Prends garde… Peut-être faudra-t-il, pour m'obliger, desservir secrètement quelqu'un des gens dont tu me parlais, M. Coutanceau ou M. de Combelaine, Mme d'Eljonsen ou M. de Maumussy.
Il n'y avait pas à se méprendre à l'accent de l'avocat. Il parlait on ne peut plus sérieusement.
M. Verdale ne s'y méprit pas.
– Je n'hésiterais pas une minute, Roberjot, répondit-il, je suis avec toi.
– Tu aimes ces gens-là, pourtant.
– Mais oui… On aime toujours l'escalier qui conduit à l'appartement de la femme qu'on courtise… Ces gens-là me mèneront à la fortune.
Il était clair que l'architecte incompris était de son siècle et que ses convictions ne le gênaient pas.
Et cependant l'avocat hésitait si visiblement à parler, que ce fut l'autre qui vint à son secours.
– Voyons, mon vieux Roberjot, dit-il, tu as quelque chose sur l'estomac?..
– Je l'avoue.
– Et tu te défies de moi?
– Non, certes…
– Alors, déboutonne-toi, que diable! Voyons, faut-il que je t'aide? Tu as une dent contre ces gens que tu appelles mes amis?
– Juste!
Le front de M. Verdale s'assombrit.
– C'est contrariant, fit-il, mais j'étais ton ami avant d'être le leur… Voyons donc cette dent!..
Véritablement, Me Roberjot n'avait voulu que tâter son ancien copain, et il lui paraissait que l'épreuve réussissait assez mal. Si déjà, avant d'avoir l'argent, M. Verdale montrait cette mauvaise grâce, que serait-ce plus tard?..
En cette extrémité, un généreux abandon devait être un habile calcul.
Me Roberjot le crut, et étouffant un soupir:
– Mon vieux camarade, prononça-t-il, avec toutes les apparences d'une émotion sincère, je n'ai pas l'habitude de faire payer les services que je rends…
– De donner un œuf pour avoir un bœuf?..
– Précisément. Et la preuve, c'est que c'est sans conditions que je te remettrai, avant quarante-huit heures, la somme dont tu as besoin… Et sur ce, ne parlons plus des intentions que je pouvais avoir. Causons d'autre chose.
L'avocat avait visé juste… L'architecte fut touché.
– Est-ce que tu te moques de moi? s'écria-t-il. Est-ce que tu veux m'insulter?..
– Quelle idée!..
– Alors parlons de tes intentions, morbleu! et ne parlons que de cela!.. Quoi! pour une fois que l'occasion se présente de t'être utile en quelque chose, je la laisserais échapper!.. Jamais!.. Que faut-il faire? Veux-tu que j'aille provoquer Maumussy, Coutanceau et les autres?.. Je pars. C'est que je me moque