Journal d'un voyageur pendant la guerre. Жорж Санд

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Journal d'un voyageur pendant la guerre - Жорж Санд


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partager quelques jours avec lui. Sa femme et ma belle-fille s'occupent donc de notre prochaine installation à Boussac, et je prends deux heures de repos sur un fauteuil, car nous sommes parties de bonne heure, et depuis quelques nuits une toux nerveuse opiniâtre m'interdit le sommeil.

      Il fait très-chaud aujourd'hui, le ciel est chargé d'un gros orage. La chambre qui m'est destinée est celle où je me trouve. C'est la seule du château qui ne soit pas glaciale, elle est même très-chaude parce qu'elle est petite et en plein soleil. J'essaye d'y dormir un instant les fenêtres ouvertes; mais ma somnolence tourne à la contemplation. Ce vieux manoir des seigneurs de Boussac, occupé aujourd'hui par la sous-préfecture et la gendarmerie, est un rude massif assez informe, très-élevé, planté sur un bloc de roches vives presque à pic. La Petite-Creuse coule au fond du ravin et s'enfonce à ma droite et à ma gauche dans des gorges étroites et profondes qui sont, avec leurs arbres mollement inclinés et leurs prairies sinueuses, de véritables Arcadies. En face, le ravin se relève en étages vastes et bien fondus pour former un large mamelon cultivé et couronné de hameaux heureusement groupés. Un troisième ravin coupe vers la gauche le flanc du mamelon, et donne passage à un torrent microscopique qui alimente une gentille usine rustique, et vient se jeter dans la Petite-Creuse. Une route qui est assez étroite et assez propre pour figurer une allée de jardin anglais passe sur l'autre rive, contourne la colline, monte gracieusement avec elle et se perd au loin après avoir décrit toute la courbe de ce mamelon, que couronne le relèvement du mont Barlot avec sa citadelle de blocs légendaires, les fameuses pierres jaumâtres. C'est là qu'il faut aller, la nuit de Noël, pendant la messe, pour surprendre et dompter l'animal fantastique qui garde les trésors de la vieille Gaule. C'est là que les grosses pierres chantent et se trémoussent à l'heure solennelle de la naissance du Christ; apparemment les antiques divinités étaient lasses de leur règne, puisqu'elles ont pris l'habitude de se réjouir de la venue du Messie, à moins que leur danse ne soit un frémissement de colère et leur chant un rugissement de malédiction. Les légendes se gardent bien d'être claires; en s'expliquant, elles perdraient leur poésie.

      Le tableau que je contemple est un des plus parfaits que j'aie rencontrés. Il m'avait frappée autrefois lorsque, visitant le vieux château, j'étais entrée dans cette chambre, alors inhabitée, autant que je puis m'en souvenir. Je ne me rappelle que la grande porte-fenêtre vitrée, ouvrant sur un balcon vertigineux dont la rampe en fer laissait beaucoup à désirer. Je m'assure aujourd'hui qu'elle est solide et que l'épaisse dalle est à l'épreuve des stations que je me promets d'y faire. Y retrouverai-je l'enchantement que j'éprouve aujourd'hui? Cette beauté du pays n'est-elle pas due à l'éclat cuivré du soleil qui baisse dans une vapeur de pourpre, à l'entassement majestueux et comme tragique des nuées d'orage qui, après avoir jeté quelques gouttes de pluie dans le torrent altéré, se replient lourdes et menaçantes sur le mont Barlot? Elles ont l'air de prononcer un refus implacable sur cette terre qui verdit encore un peu, et qui semble condamnée à ne boire que quand le soleil et le vent l'auront tout à fait desséchée; entre ces strates plombées du ciel, les rayons du couchant se glissent en poussière d'or. Les arbres jaunis étincellent, puis s'éteignent peu à peu à mesure que l'ombre gagne; une rangée de peupliers trempe encore ses cimes dans la chaude lumière et figure une rangée de cierges allumés qui expirent un par un sous le vent du soir. Là-bas, dans la fraîche perspective des gorges, les berges des pâturages brillent comme l'émeraude, et les vaches sont en or bruni. Là-haut, les pierres jaumâtres deviennent aussi noires que l'Érèbe, et on distingue leurs ébréchures sur l'horizon en feu. Tout près du précipice que je domine, des maisonnettes montrent discrètement leurs toits blonds à travers les rideaux de feuillage; des travaux neufs de ponts et chaussées, toujours très-pittoresques dans les pays accidentés, dissimulent leur blancheur un peu crue sous un reflet rosé, et projettent des ombres à la fois fermes et transparentes sur la coupure hardie des terrains. A la déclivité du ravin, sous le rocher très-âpre qui porte le manoir, la terre végétale reparaît en zones étagées où se découpent de petits jardins enclos de haies et remplis de touffes de légumes d'un vert bleu. Tout cela est chatoyant de couleur, et tout cela se fond rapidement dans un demi-crépuscule plein de langueur et de mollesse.

      Je me demande toujours pourquoi tel paysage, même revêtu de la magie de l'effet solaire, est inférieur à un autre que l'on traverse par un temps gris et morne. Je crois que la nature des accidents terrestres a rendu ici la forme irréprochable. Le sol rocheux ne présente pas de gerçures trop profondes, bien qu'il en offre partout et ne se repose nulle part. Le granit n'y a pas ces violentes attitudes qui émeuvent fortement dans les vraies montagnes. Les bancs, quoique d'une dureté extrême, ne semblent pas s'être soulevés douloureusement. On dirait qu'une main d'artiste a composé à loisir, avec ces matériaux cruels, un décor de scènes champêtres. Toutes les lignes sont belles, amples dans leur développement; elle s'enchaînent amicalement. Si elles ont à se heurter, elles se donnent assez de champ pour se préparer par d'adorables caprices à changer de mode. La lyre céleste qui a fait onduler ici l'écorce terrestre a passé du majeur au mineur avec une science infinie. Tout semble se construire avec réflexion, s'étager et se développer avec mesure. Quand il faut que les masses se précipitent, elles aiment mieux se laisser tomber; elles repoussent l'effroi et se disposent pour former des abris au lieu d'abîmes. L'oeil pénètre partout, et partout il pénètre sans terreur et sans tristesse. Oui, décidément je crois que, de ce château haut perché, j'aurai sous les yeux, même dans les jours sombres, un spectacle inépuisable.

      Tout s'est éteint, on m'appelle pour dîner. Je n'ai pas dormi, j'ai fait mieux, j'ai oublié… Il faut se souvenir du Dieu des batailles, prêt à ravager peut-être ce que le Dieu de la création a si bien soigné, et ce que l'homme, son régisseur infatigable, a si gracieusement orné! – Maudit soit le kabyre! Allons-nous recommencer l'âge odieux des sacrifices humains?

Saint-Loup, 29 septembre.

      Nous sommes reparties hier soir à neuf heures; nous avons traversé les grandes landes et les bois déserts sans savoir où nous étions. Un brouillard sec, blanc, opaque comme une exhalaison volcanique, nous a ensevelies pendant plusieurs lieues. Mon vieux cocher Sylvain était le seul homme de la compagnie. Ma fille Lina dormait, Léonie s'occupait à faire dormir chaudement son plus jeune fils. Je regardais le brouillard autant qu'on peut voir ce qui empêche de voir. Fatiguée, je continuais à me reposer dans l'oubli du réel. Nous sommes rentrées à Saint-Loup vers minuit, et là Léonie nous a dit qu'elle avait eu peur tout le temps sans vouloir en rien dire. Comme c'est une femme brave autant qu'une vaillante femme, je me suis étonnée.

      – Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui cherche fortune sur les chemins.

      Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés sans merci. Il ne fait pas bon de quitter son endroit, on risque de coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.

      Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée. Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.

      – Comment? dit Léonie, un Prussien!

      – Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être


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