Le meunier d'Angibault. Жорж Санд

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Le meunier d'Angibault - Жорж Санд


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lâchement abusé.

      Madame de Blanchemont s'était levée pour retenir Henri. Elle retomba brisée sur son banc.

      – Pourquoi donc avez-vous désiré de me voir? lui demanda-t-elle d'un ton froid et offensé en le voyant s'éloigner.

      – Oui, oui, dit-il, vous avez raison de me le reprocher. C'est une dernière lâcheté de ma part; je le sentais, et je cédais au besoin de vous voir encore une fois… J'espérais que je vous retrouverais changée pour moi; votre silence me l'avait fait croire; j'étais dévoré de chagrin, et je croyais trouver dans votre froideur la force de me guérir. Pourquoi suis-je venu? Pourquoi m'aimez-vous? Ne suis-je pas le plus grossier, le plus ingrat, le plus sauvage, le plus haïssable des hommes? Mais il vaut mieux que vous me voyiez ainsi, et que vous sachiez bien qu'il n'y a rien à regretter en moi… Cela vaut mieux ainsi, et j'ai bien fait de venir, n'est-ce pas?

      Henri parlait avec une sorte d'égarement, ses traits graves et purs étaient bouleversés, sa voix, ordinairement sympathique et douce avait un timbre mat et dur qui faisait mal à entendre. Marcelle voyait bien sa souffrance, mais la sienne propre était si poignante qu'elle ne pouvait rien faire et rien dire pour leur mutuel soulagement. Elle restait pâle et muette, les mains crispées l'une dans l'autre et le corps raide comme une statue. Au moment de sortir, Henri se retourna, et la voyant ainsi, il vint tomber à ses pieds qu'il couvrit de larmes et de baiser. – Adieu, dit-il, la plus belle et la plus pure de toutes les femmes, la meilleure des amies, la plus grande des amantes! Puisses-tu trouver un coeur digne de toi, un homme qui t'aime comme je t'aime, et qui ne ne t'apporte pas en dot le découragement et l'horreur de la vie! Puisses-tu être heureuse et bienfaisante sans traverser les luttes d'une existence comme la mienne! Enfin, s'il est encore dans le monde où tu vis un reste de loyauté et de charité humaine, puisses-tu le ranimer de ton souffle divin, et trouver grâce devant Dieu pour ta caste et pour ton siècle que tu es digne de racheter à toi seule!

      Ayant ainsi parlé, Henri se précipita dehors, oubliant qu'il laissait Marcelle au désespoir. Il semblait poursuivi par les furies.

      Madame de Blanchemont demeura longtemps comme pétrifiée. Lorsqu'elle retourna dans son appartement, elle marcha lentement dans sa chambre jusqu'aux premières lueurs du matin, sans verser une larme, sans troubler par un soupir le silence de la nuit.

      Il serait téméraire d'affirmer que cette veuve de vingt-deux ans, belle, riche et remarquée dans le monde pour sa grâce, ses talents et son esprit, ne fut pas humiliée et indignée jusqu'à un certain point de voir refuser sa main par un homme sans naissance, sans fortune et sans aucune renommée. La fierté offensée de celle jeune femme lui tint probablement lieu de courage dans les premiers moments. Mais bientôt la véritable noblesse de ses sentiments lui suggéra des réflexions plus sérieuses, et, pour la première fois, elle plongea un profond regard dans sa propre vie et dans la vie générale des êtres dont elle était entourée. Elle se rappela tout ce que Henri lui avait dit en d'autres temps, alors qu'il ne pouvait être question entre eux que d'un amour sans espoir. Elle s'étonna de n'avoir pas assez pris au sérieux ce qu'elle considérait alors comme des idées romanesques chez ce jeune homme véritablement austère. Elle commença à le juger avec le calme qu'une volonté généreuse et forte ramène au milieu des plus violentes émotions du coeur. A mesure que les heures de la nuit s'écoulaient et que les horloges lointaines se les jetaient l'une à l'autre, d'une voix argentine et claire, dans le silence de la grande ville endormie, Marcelle arrivait à celle lucidité d'esprit que le recueillement d'une longue veille apporte à la douleur. Élevée dans d'autres principes que ceux de Lémor, elle avait été pourtant prédestinée en quelque sorte à partager l'amour de ce plébéien, et à s'y réfugier contre toutes les langueurs et toutes les tristesses de la vie aristocratique. Elle était de ces âmes tendres et fortes à la fois, qui ont besoin de se dévouer, et qui ne conçoivent pas d'autre bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son ménage, ennuyée dans le monde, elle s'était laissée aller avec la confiance romanesque d'une jeune fille à ce sentiment dont elle s'était bientôt fait une religion. Sincèrement dévote dans son adolescence, elle était nécessairement devenue passionnée pour un amant qui respectait ses scrupules et adorait sa chasteté. La piété même l'avait poussée à s'exalter dans cet amour et à vouloir le consacrer par des liens indissolubles aussitôt qu'elle s'était vue libre. Elle avait songé avec joie à sacrifier courageusement les intérêts matériels que prise le monde et les préjugés étroits de la naissance qui n'avaient jamais trompé son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et c'était beaucoup en effet; car le monde l'eût blâmée ou raillée. Elle n'avait pas prévu que ce n'était rien encore, et que la fierté du plébéien repousserait son sacrifice presque comme un affront.

      Éclairée tout à coup par l'effroi, la douleur et la résistance de Lémor, Marcelle repassait dans son esprit consterné tout ce qu'elle avait entrevu de la crise sociale où s'agite le siècle. Il n'y a plus rien d'étranger dans les hautes régions de la pensée aux femmes de notre temps. Toutes, suivant la portée de leur intelligence, peuvent désormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poésie, discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste, diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce présent engourdi et malade est aux prises avec le passé qui le retient et l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands éclairs se croiser sur sa tête, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins éloignée. Elle n'était pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les récriminations de ses grands parents l'avaient tant lassée et tant dégoûtée de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa floraison, et ses années charmantes lui sont chères, quelque chargées d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait que, sous le tonnerre et la grêle, on peut sourire, à l'abri du premier buisson, avec l'être qu'on aime. Cette lutte menaçante des intérêts matériels lui paraissait donc un jeu. Qu'importe d'être ruiné, exilé, emprisonné? se disait-elle, lorsque la terreur planait autour d'elle sur les prétendus heureux du siècle. On ne déportera jamais l'amour; et puis moi, grâce au ciel, j'aime un homme de rien qui sera épargné.

      Seulement elle n'avait pas encore pensé qu'elle pût être atteinte jusque dans ses affections, par cette lutte sourde et mystérieuse qui s'accomplit en dépit de toutes les contraintes officielles et de tous les découragements apparents. Cette lutte des sentiments et des idées est dès à présent profondément engagée, et Marcelle s'y voyait précipitée tout à coup au milieu de ses illusions comme au sortir d'un rêve. La guerre intellectuelle et morale était déclarée entre les diverses classes, imbues de croyances et de passions contraires, et Marcelle trouvait une sorte d'ennemi irréconciliable dans l'homme qui l'adorait. Épouvantée d'abord de cette découverte, elle se familiarisa peu à peu avec cette idée, qui lui suggérait de nouveaux desseins plus généreux et plus romanesques encore que ceux dont elle s'était nourrie depuis un mois, et au bout de sa longue promenade à travers ses appartements silencieux et déserts, elle trouva le calme d'une résolution qu'elle seule peut-être pouvait envisager sans sourire d'admiration ou de pitié.

      Ceci se passait tout récemment, peut-être l'année dernière.

      II.

      VOYAGE

      Marcelle, ayant épousé son cousin-germain, portait le nom de Blanchemont, après comme avant son mariage. La terre et le château de Blanchemont formaient une partie de son patrimoine. La terre était importante, mais le château, abandonné depuis plus de cent ans à l'usage des fermiers, n'était même plus habité par eux, parce qu'il menaçait ruine et qu'il eût fallu de trop grandes dépenses pour le réparer. Mademoiselle de Blanchemont, orpheline de bonne heure, élevée à Paris dans un couvent, mariée fort jeune, et n'étant pas initiée par son mari à la gestion de ses affaires, n'avait jamais vu ce domaine de ses ancêtres. Résolue de quitter Paris et d'aller chercher à la campagne un genre de vie analogue aux projets qu'elle venait de former, elle voulut commencer son pèlerinage par visiter Blanchemont, afin de s'y fixer plus tard si cette résidence répondait à ses desseins. Elle n'ignorait pas l'état de délabrement de son castel,


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