Pauline. Жорж Санд

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Pauline - Жорж Санд


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pour se représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à dédommager des longs ennuis de la solitude.

      – Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit, appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.

      – Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.

      – Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. – Devinez, dit Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère. – Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de nos dames, car, quoi qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? – Ma voix a changé comme ma main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.

      – Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont la fixité était effrayante. – Me voit-elle? demanda Laurence bas à Pauline. – Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur, dit de sa voix sèche et cassée: – Ah! c'est cette malheureuse qui joue la comédie! Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la recevoir, Pauline!

      – Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: – Je m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.

      – Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement, laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit… Je ne voudrais pas vous faire de chagrin, Mademoiselle… ou Madame… Comment vous appelle-t-on maintenant? – Toujours Laurence, répondit l'actrice avec calme. – Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble coeur… – Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet… C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et offres-en aussi à… cette dame.

      Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre.

      Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble, se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste, enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation; mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui aussi bien qu'à nous-mêmes.

      Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce, ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux, quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte, entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale, était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même; mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice, qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des chevaux


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