Le crime d'Orcival. Emile Gaboriau

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Le crime d'Orcival - Emile Gaboriau


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il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvements de l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous les costumes; et telle a été la conscience de ses études, qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, à cette heure, n’a-t-il pas plus de sentiment que de physionomie qui lui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.

      – Voyons donc le reste, dit-il.

      Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressait au portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et de son désappointement.

      «Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier. Nous ne tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnera le mot de son rébus quand nous l’aurons deviné, pas avant. Il est aussi fort que nous, ma mignonne, il ne lui manque absolument qu’un peu de pratique. Cependant, vois-tu, pour qu’il ait trouvé ce qui nous échappe, il faut qu’il ait eu des indices antérieurs que nous ne connaissons pas.»

      Au jardin, rien n’avait été dérangé.

      – Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant une des allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c’est ici, à cet endroit du gazon qu’on a trouvé une des pantoufles de ce pauvre comte; là-bas, un peu à droite de cette corbeille de géraniums, était son foulard.

      Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoup de circonspection les planches qu’avait fait placer le maire pour laisser les empreintes intactes.

      – Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayant réussi à s’échapper, a pu fuir jusqu’ici, et que c’est ici qu’elle a été rejointe et frappée d’un dernier coup.

      Était-ce là l’avis du vieux juge, ne faisait-il que traduire l’impression du matin? C’est ce que M. Lecoq ne put deviner.

      – D’après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n’a pas dû fuir. Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n’est pas la logique. Au surplus, examinons.

      Il s’agenouilla alors, comme là-haut, dans la chambre du second étage, et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement le sable de l’allée, l’eau stagnante et les touffes de plantes aquatiques.

      Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu’il lança, s’approchant aussitôt pour voir l’effet produit par la vase.

      Il regagna ensuite le perron de l’habitation et revint sous les saules en traversant le gazon où étaient encore, très nettes et très visibles, les traces d’un fardeau traîné relevées le matin.

      Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouse à quatre pattes interrogeant les moindres brins d’herbe, écartant les touffes épaisses pour mieux voir le sol, observant minutieusement la direction des petites tiges brisées.

      Cette inspection terminée:

      – Nos déductions s’affirment, dit-il, on a apporté la comtesse ici.

      – En êtes-vous bien certain? demanda le père Plantat.

      Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Évidemment, sur ce point le vieux juge était indécis, et il demandait une autre opinion que la sienne, fixant ses hésitations.

      – Il n’y a pas d’erreur possible, répondit l’agent de la Sûreté.

      Et, souriant finement, il ajouta:

      – Seulement, comme deux avis valent mieux qu’un, je vous demanderai, monsieur le juge, de m’écouter, vous me direz ce que vous pensez après.

      Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petite baguette flexible, et tout en parlant, il s’en servait pour indiquer les objets à la façon des saltimbanques qui montrent sur les tableaux de leurs baraques la représentation des merveilles qu’on voit à l’intérieur.

      – Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame de Trémorel n’a pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec une certaine violence; son poids, par conséquent, eût fait jaillir de l’eau assez loin, et non seulement de l’eau, mais encore de la vase, et nous retrouverions certainement quelques éclaboussures.

      – Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil…

      – Le soleil, monsieur, aurait absorbé l’eau, mais la tache de boue sèche serait restée, or, j’ai beau regarder, un à un pour ainsi dire, tous les cailloux de l’allée, je n’ai rien trouvé. On pourrait m’objecter que c’est de droite et de gauche que l’eau et la vase ont jailli. Moi, je réponds: examinez ces touffes de glaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces tiges de jonc; sur toutes ces plantes vous trouvez une couche de poussière, très légère, je le sais, mais enfin de la poussière. Apercevez-vous la trace d’une seule goutte d’eau? Non. C’est qu’il n’y a point eu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c’est donc que la comtesse n’a pas été tuée ici, c’est donc qu’on a apporté son cadavre et qu’on l’a déposé doucement où vous l’avez retrouvé.

      Le père Plantat ne paraissait pas encore absolument convaincu.

      – Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.

      M. Lecoq eut un joli geste de protestation.

      – Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter, répondit-il, ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.

      – Il me semble cependant…

      – Il n’y a pas à s’y tromper, monsieur. Que le sable ait été remué, fouillé, c’est positif. Mais toutes ces traînées qui mettent à nu le sol que recouvrait le sable, ont été faites par le même pied, cela vous ne le croyez peut-être pas – et de plus, faites uniquement avec le bout du pied – et cela vous pouvez le remarquer.

      – Oui, cela, en effet, je le reconnais.

      – Eh bien! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrain favorable aux investigations, comme celui-ci, on relève deux sortes de vestiges fort distincts: ceux de l’assaillant et ceux de la victime. L’assaillant, qui se précipite en avant, s’appuie nécessairement sur la partie antérieure du pied et l’imprime sur la terre. La victime, au contraire, qui se débat, qui cherche à se débarrasser d’une étreinte fatale, fait son effort en arrière, s’arc-boute sur les talons, et moule par conséquent les talons dans le sol. Si les adversaires sont de force égale, on trouve en nombre à peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de talons, selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous?..

      Le père Plantat interrompit l’agent de la Sûreté.

      – Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l’homme le plus incrédule serait maintenant convaincu.

      Et après un instant de méditations, répondant à sa pensée intime, il ajouta:

      – Non, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’objection.

      M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bien une récompense, et triomphalement il avala un carré de réglisse.

      – Je n’ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons donc que la comtesse n’a pu être achevée ici. J’ajouterai: elle n’y a pas été portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n’est que deux façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alors les deux pieds traînant à terre laissent deux sillons parallèles. Par les jambes, et alors la tête portant sur le sol laisse une empreinte unique et assez large.

      Le père Plantat approuva d’un mouvement de tête.

      – En examinant le gazon, poursuivit l’agent de la Sûreté, j’ai relevé les sillons parallèles des pieds, mais l’herbe était foulée sur un espace assez large. Pourquoi? C’est que ce n’est pas le cadavre d’un homme qui a été traîné à travers la


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