Fort comme la mort. Guy de Maupassant

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Fort comme la mort - Guy de Maupassant


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bas presque transparent, il s'écria:

      – Tenez, tenez, voilà ce qu'il faut peindre, voilà la vie: un pied de femme au bord d'une robe! On peut mettre tout là dedans, de la vérité, du désir, de la poésie. Rien n'est plus gracieux, plus joli qu'un pied de femme, et quel mystère ensuite: la jambe cachée, perdue et devinée sous cette étoffe!

      S'étant assis par terre, à la turque, il saisit le soulier et l'enleva; et le pied, sorti de sa gaine de cuir, s'agita comme une petite bête remuante, surprise d'être laissée libre.

      Bertin répétait:

      – Est-ce fin, et distingué, et matériel, plus matériel que la main. Montrez votre main, Any!

      Elle avait de longs gants, montant jusqu'au coude. Pour en ôter un, elle le prit tout en haut par le bord et vivement le fit glisser, en le retournant à la façon d'une peau de serpent qu'on arrache. Le bras apparut, pâle, gras, rond, dévêtu si vite qu'il fit surgir l'idée d'une nudité complète et hardie.

      Alors, elle tendit sa main en la laissant pendre au bout du poignet. Les bagues brillaient sur ses doigts blancs; et les ongles rosés, très effilés, semblaient des griffes amoureuses poussées au bout de cette mignonne patte de femme.

      Olivier Bertin, doucement, la maniait en l'admirant. Il faisait remuer les doigts comme des joujoux de chair, et il disait:

      – Quelle drôle de chose! Quelle drôle de chose! Quel gentil petit membre, intelligent et adroit, qui exécute tout ce qu'on veut, des livres, de la dentelle, des maisons, des pyramides, des locomotives, de la pâtisserie, ou des caresses, ce qui est encore sa meilleure besogne.

      Il enlevait les bagues une à une; et comme l'alliance, un fil d'or, tombait à son tour, il murmura en souriant:

      – La loi. Saluons.

      – Bête! dit elle, un peu froissée.

      Il avait toujours eu l'esprit gouailleur, cette tendance française qui mêle une apparence d'ironie aux sentiments les plus sérieux, et souvent il la contristait sans le vouloir, sans savoir saisir les distinctions subtiles des femmes, et discerner les limites des départements sacrés, comme il disait. Elle se fâchait surtout chaque fois qu'il parlait avec une nuance de blague familière de leur liaison si longue qu'il affirmait être le plus bel exemple d'amour du dix-neuvième siècle. Elle demanda, après un silence:

      – Vous nous mènerez au vernissage, Annette et moi?

      – Je crois bien.

      Alors, elle l'interrogea sur les meilleures toiles du prochain Salon, dont l'ouverture devait avoir lieu dans quinze jours.

      Mais soudain, saisie peut-être par le souvenir d'une course oubliée:

      – Allons, donnez-moi mon soulier. Je m'en vais.

      Il jouait rêveusement avec la chaussure légère en la tournant et la retournant dans ses mains distraites.

      Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robe et le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l'air, puis il le chaussa; et Mme de Guilleroy, s'étant levée, alla vers la table où traînaient des papiers, des lettres ouvertes, vieilles et récentes, à côté d'un encrier de peintre où l'encre ancienne était séchée. Elle regardait d'un oeil curieux, touchait aux feuilles, les soulevait pour voir dessous.

      Il dit en s'approchant d'elle:

      – Vous allez déranger mon désordre.

      Sans répondre, elle demanda:

      – Quel est ce monsieur qui veut acheter vos Baigneuses?

      – Un Américain que je ne connais pas.

      – Avez-vous consenti pour la Chanteuse des rues?

      – Oui. Dix mille.

      – Vous avez bien fait. C'était gentil, mais pas exceptionnel. Adieu, cher.

      Elle tendit alors sa joue, qu'il effleura d'un calme baiser; et elle disparut sous la portière, après avoir dit, à mi-voix:

      – Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous me reconduisiez. Vous le savez bien. Adieu.

      Quand elle fut partie, il ralluma d'abord une cigarette, puis se mit à marcher à pas lents à travers son atelier. Tout le passé de cette liaison se déroulait devant lui. Il se rappelait les détails lointains disparus, les recherchait en les enchaînant l'un à l'autre, s'intéressait tout seul à cette chasse aux souvenirs.

      C'était au moment où il venait de se lever comme un astre sur l'horizon du Paris artiste, alors que les peintres avaient accaparé toute la faveur du public et peuplaient un quartier d'hôtels magnifiques gagnés en quelques coups de pinceau.

      Bertin, après son retour de Rome, en 1864, était demeuré quelques années sans succès et sans renom; puis soudain, en 1868, il exposa sa Cléopâtre et fut en quelques jours porté aux nues par la critique et le public. En 1872, après la guerre, après que la mort d'Henri Regnault eut fait à tous ses confrères une sorte de piédestal de gloire, une Jocaste, sujet hardi, classa Bertin parmi les audacieux, bien que son exécution sagement originale le fît goûter quand même par les académiques. En 1873, une première médaille le mit hors concours avec sa Juive d'Alger qu'il donna au retour d'un voyage en Afrique; et un portrait de la princesse de Salia, en 1874, le fit considérer, dans le monde élégant, comme le premier portraitiste de son époque. De ce jour, il devint le peintre chéri de la Parisienne et des Parisiennes, l'interprète le plus adroit et le plus ingénieux de leur grâce, de leur tournure, de leur nature. En quelques mois toutes les femmes en vue à Paris sollicitèrent la faveur d'être reproduites par lui. Il se montra difficile et se fit payer fort cher.

      Or, comme il était à la mode et faisait des visites à la façon d'un simple homme du monde, il aperçut un jour, chez la duchesse de Mortemain, une jeune femme en grand deuil, sortant alors qu'il entrait, et dont la rencontre sous uns porte l'éblouit d'une jolie vision de grâce et d'élégance.

      Ayant demandé son nom, il apprit qu'elle s'appelait la comtesse de Guilleroy, femme d'un hobereau normand, agronome et député, qu'elle portait le deuil du père de son mari, qu'elle était spirituelle, très admirée et recherchée. Il dit aussitôt, encore ému de cette apparition qui avait séduit son oeil d'artiste:

      – Ah! en voilà une dont je ferais volontiers le portrait.

      Le mot dès le lendemain fut répété à la jeune femme, et il reçut, le soir même, un petit billet teinté de bleu, très vaguement parfumé, d'une écriture régulière et fine, montant un peu de gauche à droite, et qui disait:

      «Monsieur,

      «La duchesse de Mortemain sort de chez moi et m'assure que vous seriez disposé à faire, avec ma pauvre figure, un de vos chefs-d'oeuvre. Je vous la confierais bien volontiers si j'étais certaine que vous n'avez point dit une parole en l'air et que vous voyez en moi quelque chose qui puisse être reproduit et idéalisé par vous.

      «Croyez, Monsieur, à mes sentiments très distingués.

      «Anne DE GUILLEROY.»

      Il répondit en demandant quand il pourrait se présenter chez la comtesse, et il fut très simplement invité à déjeuner le lundi suivant.

      C'était au premier étage, boulevard Malesherbes, dans une grande et luxueuse maison moderne. Ayant traversé un vaste salon tendu de soie bleue à encadrements de bois, blancs et or, on fit entrer le peintre dans une sorte de boudoir à tapisseries du siècle dernier, claires et coquettes, ces tapisseries à la Watteau, aux nuances tendres, aux sujets gracieux, qui semblent faites, dessinées et exécutées par des ouvriers rêvassant d'amour.

      Il venait de s'asseoir quand la comtesse parut. Elle marchait si légèrement qu'il ne l'avait point entendue traverser l'appartement voisin, et il fut surpris en l'apercevant. Elle lui tendit la main d'une façon familière.

      – Alors, c'est vrai, dit-elle, que vous voulez bien faire mon portrait.

      – J'en serai très heureux, Madame.

      Sa


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