La vie errante. Guy de Maupassant

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La vie errante - Guy de Maupassant


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rendu la confuse vibration nerveuse dont je venais d'être saisi et qui me paraît, en langage clair, intraduisible. Certes, quelques-uns de ces laborieux exprimeurs de la multiforme sensibilité artiste s'en seraient tirés à leur honneur, disant en vers euphoniques, pleins de sonorités intentionnelles, incompréhensibles et perceptibles cependant, ce mélange inexprimable de sons parfumés, de brume étoilée et de brise marine, semant de la musique par la nuit.

      Un sonnet de leur grand patron Baudelaire me revint à la mémoire:

      La nature est un temple où de vivants piliers

      Laissent parfois sortir de confuses paroles.

      L'homme y passe à travers des forêts de symboles

      Qui l'observent avec des regards familiers.

      Comme de longs échos qui de loin se confondent

      Dans une ténébreuse et profonde unité

      Vaste comme la nuit et comme la clarté,

      Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

      Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

      Doux comme les hautbois, verte comme les prairies,

      – Et d'autres corrompus, riches et triomphants,

      Ayant l'expansion des choses infinies

      Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

      Qui chantent le transport de l'esprit et des sens.

      Est-ce que je ne venais pas de sentir jusqu'aux moelles ce vers mystérieux:

      Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

      Et non seulement ils se répondent dans la nature, mais ils se répondent en nous et se confondent quelquefois «dans une ténébreuse et profonde unité», ainsi que le dit le poète, par des répercussions d'un organe sur l'autre.

      Ce phénomène, d'ailleurs, est connu médicalement. On a écrit, cette année même, un grand nombre d'articles en le désignant par ces mots: l'Audition colorée.

      Il a été prouvé que, chez les natures très nerveuses et très surexcitées, quand un sens reçoit un choc qui l'émeut trop fortement, l'ébranlement de cette impression se communique, comme une onde, aux sens voisins qui le traduisent à leur manière. Ainsi, la musique, chez certains êtres, éveille des visions de couleurs. C'est donc une sorte de contagion de sensibilité, transformée suivant la fonction normale de chaque appareil cérébral atteint.

      Par là, on peut expliquer le célèbre sonnet d'Arthur Rimbaud, qui raconte les nuances des voyelles, vraie déclaration de foi, adoptée par l'école symboliste.

      À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,

      Je dirai quelque jour vos naissances latentes,

      À, noir corset velu des mouches éclatantes

      Qui bourdonnent autour des puanteurs cruelles,

      Golfes d'ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

      Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombrelles;

      I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles

      Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

      U, cycles, vibrements divins des mers virides,

      Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides

      Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux

      O, suprême clairon, plein de strideurs étranges

      Silences traversés des mondes et des anges

      – O l'Oméga, rayon violet de ses yeux.

      A-t-il tort, a-t-il raison? Pour le casseur de pierres des routes, même pour beaucoup de nos grands hommes, ce poète est un fou ou un fumiste. Pour d'autres, il a découvert et exprimé une absolue vérité, bien que ces explorateurs d'insaisissables perceptions doivent toujours différer un peu d'opinion sur les nuances et les images que peuvent évoquer en nous les vibrations mystérieuses des voyelles ou d'un orchestre.

      S'il est reconnu par la science – du jour – que les notes de musique agissant sur certains organismes font apparaître des colorations, si sol peut être rouge, fa lilas ou vert, pourquoi ces mêmes sons ne provoqueraient-ils pas aussi des saveurs dans la bouche et des senteurs dans l'odorat? Pourquoi les délicats un peu hystériques ne goûteraient-ils pas toutes choses avec tous leurs sens en même temps, et pourquoi aussi les symbolistes ne révéleraient-ils point des sensibilités délicieuses aux êtres de leur race, poètes incurables et privilégiés? C'est là une simple question de pathologie artistique bien plus que de véritable esthétique.

      Ne se peut-il en effet que quelques-uns de ces écrivains intéressants, névropathes par entraînement, soient arrivés à une telle excitabilité que chaque impression reçue produise en eux une sorte de concert de toutes les facultés perceptrices?

      Et n'est-ce pas bien cela qu'exprime leur bizarre poésie de sons qui, tout en ayant l'air inintelligible, essayé de chanter en effet la gamme entière des sensations et de noter par les voisinages des mots, bien plus que par leur accord rationnel et leur signification connue, d'intraduisibles sens, qui sont obscurs pour nous, et clairs pour eux?

      Car les artistes sont à bout de ressources, à court d'inédit, d'inconnu, d'émotion, d'images, de tout. On a cueilli depuis l'antiquité toutes les fleurs de leur champ. Et voilà que, dans leur impuissance, ils sentent confusément qu'il pourrait y avoir peut-être pour l'homme un élargissement de l'âme et de la sensation. Mais l'intelligence a cinq barrières entr'ouvertes et cadenassées qu'on appelle les cinq sens, et ce sont ces cinq barrières que les hommes épris d'art nouveau secouent aujourd'hui de toute leur force.

      L'Intelligence, aveugle et laborieuse Inconnue, ne peut rien savoir, rien comprendre, rien découvrir que par les sens. Ils sont ses uniques pourvoyeurs, les seuls intermédiaires entre l'Universelle Nature et Elle. Elle ne travaille que sur les renseignements fournis par eux, et ils ne peuvent eux-mêmes les recueillir que suivant leurs qualités, leur sensibilité, leur force et leur finesse.

      La valeur de la pensée dépend donc évidemment d'une façon directe de la valeur des organes, et son étendue est limitée parleur nombre.

      M. Taine d'ailleurs a magistralement traité et développé cette idée.

      Les Sens sont au nombre de cinq, rien que de cinq. Ils nous révèlent, en les interprétant, quelques propriétés de la matière environnante qui peut, qui doit receler un nombre illimité d'autres phénomènes que nous sommes incapables de percevoir.

      Supposons que l'homme ait été créé sans oreilles; il vivrait tout de même à peu près de la même façon, mais pour, lui l'Univers serait muet; Il n'aurait aucun soupçon du bruit et de la musique; qui sont des vibrations transformées.

      Mais s'il avait reçu en don d'autres organes, puissants et délicats, doués aussi de cette propriété de métamorphoser en perceptions nerveuses les actions et les attributs de tout l'inexploré qui nous entoure, combien plus varié serait le domaine de notre savoir et de nos émotions.

      C'est en ce domaine impénétrable que chaque artiste essaye d'entrer, en tourmentant, en violentant, en épuisant le mécanisme de sa pensée. Ceux qui succombent par le cerveau, Heine, Baudelaire, Balzac, Byron vagabond, à la recherche de la mort, inconsolable du malheur d'être un grand poète, Musset, Jules de Goncourt et tant d'autres, n'ont-ils pas été brisés par le même effort pour renverser cette barrière matérielle qui emprisonne l'intelligence humaine?

      Oui, nos organes sont les nourriciers et les maîtres du génie artiste. C'est l'oreille qui engendre le musicien, l'oeil qui fait naître le peintre. Tous concourent aux sensations du poète. Chez le romancier la vision, en général, domine. Elle domine tellement qu'il devient facile de reconnaître, à la lecture de toute oeuvre travaillée et sincère, les qualités et les propriétés physiques du regard


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