Les Maîtres sonneurs. Жорж Санд
Читать онлайн книгу.un homme inconnu, et plus on voulait arranger la chose en lui disant que cet étranger ne prenait pas d'argent, plus il se fâchait rouge. Il en vint à ne se plus connaître quand le père Maurice Viaud lui dit qu'il était un jaloux, et que cet étranger en remontrerait à tous ceux de son état dans le pays.
Alors, il vint au milieu de nous, et, s'adressant à Huriel, lui demanda s'il avait patente pour cornemuser, ce qui fit rire tout le monde, et le muletier encore plus. Enfin, sommé de répondre à ce vieux enragé, Huriel lui dit: – Je ne sais pas les coutumes de votre pays, mon vieux; mais j'ai assez voyagé pour connaître la loi, et je sais que nulle part en France les artistes ne payent patente.
– Les artistes? fit Carnat, étonné d'un mot que, pas plus que nous, il n'avait jamais ouï employer. Qu'est-ce que vous entendez par là? Est-ce une sottise que vous me voulez dire?
– Non point! reprit Huriel; je dirai les musiqueux, si vous voulez, et je vous déclare que je suis libre de musiquer sans payer aucun droit au roi de France.
– Bien, bien, je sais ça, répondit Carnat; mais ce que vous ne savez pas, vous, c'est qu'au pays d'ici, les musiqueux payent un droit au corps des ménétriers pour avoir licence d'exercer, et ils en reçoivent lettres patentes, s'ils en sont agréés après les épreuves.
– Oui-da! Je connais cela, répondit Huriel, et sais très-bien quelle monnaie il faut empocher ou débourser dans vos épreuves. Je ne vous conseillerais pas de m'y essayer; mais, heureusement pour vous, je n'exerce pas votre état et ne prétends rien chez vous; je joue gratis où il me plaît, et cela, nul ne m'en peut empêcher, par la raison que je suis reçu maître sonneur, tandis que vous ne l'êtes peut-être point, vous qui parlez si haut.
Carnat s'apaisa un peu à cette parole, et ils se dirent tout bas quelques mots que personne n'entendit, par lesquels ils se firent connaître l'un à l'autre qu'ils étaient de la même corporation, sinon de la même compagnie. Les deux Carnat, n'ayant plus rien à objecter, vu que tout le monde rendait témoignage pour Huriel qu'il avait joué sans se faire payer, se retirèrent tout grommelants, et en disant des malhonnêtetés que personne ne voulut relever, afin d'en finir.
Dès qu'ils furent partis, on appela la Marie Guillard, qui était une petite jeunesse très-subtile de sa langue, et on la fit chanter, pour que l'étranger pût avoir son plaisir de la danse.
Il ne dansait pas de la même manière que nous autres, encore qu'il s'accordât très-bien à nos carrements et à notre mesure; mais il avait meilleure façon et donnait du jeu à tout son corps si librement, qu'il paraissait encore plus beau et plus grand que de coutume. Brulette y fit attention, car, au moment qu'il l'embrassa, comme c'est la manière de chez nous au commencement de chaque bourrée, elle devint toute rouge et confuse, contrairement à son habitude, qui était tranquille et indifférente à ce baiser-là.
J'en augurai qu'elle m'avait un peu surfait son mépris pour l'amour; mais je n'en témoignai rien, et j'avoue qu'en dépit de tout, je me coiffais pour mon compte des grands talents et des belles façons du muletier.
La danse finie, il vint à moi, tenant Brulette par le bras et me disant:
– C'est à ton tour, mon camarade, et je ne peux pas te faire plus grand remercîment que de te rendre cette jolie danseuse. C'est une vraie beauté de mon pays, et, à cause d'elle, je fais réparation à la race berrichonne; mais pourquoi finir sitôt la fête? Est-ce qu'il n'y a pas, dans votre bourg, une autre musette que celle de ce vieux chagriné?
– Si fait, dit vivement Brulette à qui l'envie de danser encore fit échapper le secret qu'elle eût voulu garder; mais, tout aussitôt, elle se reprit en rougissant, et ajouta. Du moins, il y a des pipeaux et des porchers qui en savent jouer tant bien que mal.
– Fi! des pipeaux! dit le muletier; si on vient à rire, on les avale, et ça fait tousser. J'ai la bouche trop grande; pour ces instruments-là, et c'est pourtant moi qui veux vous faire danser, gentille Brulette; car c'est votre nom, je l'ai entendu, dit-il encore en s'éloignant un peu avec elle et moi; et je sais qu'il y a chez vous une musette belle et bonne, venant du Bourbonnais, et appartenant à un certain Joseph Picot, votre ami d'enfance, votre camarade de première communion.
– Oh! oh! d'où savez-vous cela? dit Brulette bien confondue. Vous connaissez donc notre Joseph? Et peut-être pourriez-vous nous dire où il a passé?
– En êtes-vous en peine? dit Huriel en l'observant.
– Si fort en peine que je vous remercierais, d'un grand cœur, de m'en donner nouvelles.
– Eh bien, je vous en donnerai, mignonne; mais pas avant que vous m'ayez remis sa musette, que je suis chargé de lui porter au pays où il est maintenant.
– Quoi? dit Brulette, il est donc déjà bien éloigné?
– Assez pour ne pas avoir envie de revenir.
– Vrai, il ne reviendra pas? Il s'en va pour tout à fait? Voilà qui m'ôte l'envie de rire et de danser.
– Oh! ma belle enfant, fit Huriel, vous êtes donc la fiancée de ce petit Joseph? Il ne m'avait pas dit cela!
– Je ne suis la fiancée de personne, répondit Brulette en se redressant.
– Et pourtant, reprit le muletier, voilà un gage qu'on m'a dit de vous montrer, dans le cas où vous douteriez que je suis chargé d'emporter la musette.
– Où donc? quel gage? fis-je a mon tour.
– Regardez à mon oreille, dit le muletier, en relevant une poignée de ses cheveux noirs tout crépus, et en nous montrant un tout petit cœur en argent, passé par son anneau à une grande boucle en or fin qui lui traversait l'oreille à la manière des bourgeois de ce temps-là.
Je crois bien que ces oreilles percées commencèrent à donner dans la vue de Brulette, car elle lui dit: – Vous n'êtes pas ce que vous paraissez, et je vois bien que vous n'êtes pas un homme à vouloir tromper de pauvres gens. D'ailleurs, c'est bien à moi, le gage que vous portez là; ou plutôt c'est à Joset, car c'est un cadeau que sa mère m'a fait le jour de notre première communion, et que je lui ai donné en souvenance de moi, le lendemain, quand il a quitté la maison pour entrer dans un service. Or donc, Tiennet, me dit-elle, va-t'en à mon logis, chercher la musette, et l'apporte là, sous le porche de l'église où il fait noir, sans qu'on voie où tu l'as prise, car le père Carnat est un homme méchant qui ferait des peines à mon grand-père s'il savait que nous nous sommes prêtés à une pareille chose.
Septième veillée
Je fis ce qui m'était commandé, laissant, à contre-cœur, Brulette seule avec le muletier, dans un endroit de la place déjà bien embruni par la nuit tombante. Quand je revins, portant la musette pliée et démontée sous ma blouse, je les retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup d'action, et Brulette me dit: – Tiennet, je te prends à témoin que je ne suis point consentante à donner à cet homme-là le gage qu'il a pendu à son oreille. Il prétend ne me le point rendre, parce que, de fait, c'est propriété pour Joset; mais il dit que Joset ne le lui reprendra pas, et encore que ce soit une petite chose qui n'a pas la conséquence de dix sous vaillant, il ne me plaît pas d'en faire don à un étranger. Je n'avais pas plus de douze ans quand je l'ai baillé à Joset, et il faudrait être fin pour y entendre malice; mais puisqu'on veut qu'il y en ait, ce m'est une raison de plus pour le refuser à un autre.
Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour enseigner au muletier qu'elle n'était point l'amoureuse de Joset, et que, pour sa part, le muletier était content de lui trouver le cœur libre d'engagements. En tout cas, il ne se gêna guère pour continuer à la courtiser devant moi.
– Mignonne, lui dit-il, vous avez tort de vous défier. Je ne veux faire montre de vos dons à personne, encore qu'il y eût de quoi être glorieux s'ils étaient miens; mais je reconnais ici, devant Tiennet, que vous ne m'encouragez point à vous aimer. Dire que cela m'en empêchera, je n'en réponds pas; mais, à tout le moins, vous êtes forcée de souffrir que je me souvienne de vous, et que j'estime ce gage de dix sous vaillant à mon oreille, plus qu'aucune autre chose que j'aie jamais convoitée. Joseph est mon ami,