L'Uscoque. Жорж Санд

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L'Uscoque - Жорж Санд


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esprit plus chagrin que malade. Il me semble qu'un grand péril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie de ne pas vous remettre en mer sans avoir engagé mon époux à vous donner une escorte jusqu'à la sortie de nos écueils. Promettez-moi de le faire.

      – Hélas! madame, répondit Ezzelin avec un triste sourire, quel intérêt pouvez-vous prendre à mon sort? Que suis-je pour vous? Votre affection ne m'a point élu époux; votre confiance ne veut pas m'accepter pour frère; car vous refusez mes secours, et pourtant j'ai la certitude que vous en avez besoin.

      – Ma confiance et mon affection sont à vous comme à un frère; mais je ne comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je souffre, il est vrai; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous n'y pouvez rien, mon cher Ezzelin; et puisque nous parlons de confiance et d'affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo!

      – Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame; n'avouerez-vous point que vous avez à sa place hérité de sa haine?»

      Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec épouvante:

      «Sa haine! s'écria-t-elle, qui donc vous a dit qu'il me haïssait? Oh! quelle parole avez-vous dite, et qui vous a chargé de me porter le coup mortel? Hélas! vous venez de m'apprendre que je n'avais pas encore souffert, et que son indifférence était encore pour moi du bonheur.»

      Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgré lui, il venait d'accuser. Il sentit, d'une part, la douleur qu'il causait à cette femme infortunée, et de l'autre, la honte d'un rôle tout à fait opposé à son caractère; il se hâta de rassurer Giovanna, et de lui dire qu'il ignorait absolument les sentiments d'Orio à son égard, mais elle eût bien de la peine à croire qu'il eût parlé ainsi par sollicitude et sous forme d'interrogation.

      «Quelqu'un ici vous aurait-il parlé de lui et de moi? lui répéta-t-elle plusieurs fois en cherchant à lire sa pensée dans ses yeux. Serait-ce mon arrêt que vous avez prononcé sans le savoir, et suis-je donc la seule ici à ignorer qu'il me hait? Oh! je ne le croyais pas!»

      En parlant ainsi, elle fondit en larmes; et le comte, qui, malgré lui, avait senti l'espérance se réveiller dans son coeur, sentit aussi que son coeur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-même pour consoler Giovanna, et pour prouver qu'il avait parlé au hasard. Il l'interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et vaincue par la noblesse des sentiments d'Ezzelin, elle s'abandonna à plus d'expansion qu'elle n'avait résolu peut-être d'en avoir.

      «O mon ami! lui dit-elle, plaignez-moi, car j'ai été insensée en choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer! Orio n'est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement; c'est un homme d'action et de volonté. La faiblesse d'une femme ne l'intéresse pas, elle l'embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance; elle ne s'étend pas jusqu'à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l'amour, car aucun homme ne le comprend et ne l'éprouve moins. Et cependant cet homme inspire des passions immenses, des dévouements infatigables. On ne l'aime ni ne le hait à demi, vous le savez; et vous savez aussi sans doute que, pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi donc; car je l'aime jusqu'au délire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que j'ai toujours été sincère avec vous comme avec moi-même. Orio mérite l'admiration et l'estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le goût des grandes choses; mais il ne mérite ni l'amitié ni l'amour, car il ne ressent ni l'un ni l'autre; il n'en a pas besoin, et tout ce qu'il peut pour les êtres qui l'aiment, c'est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j'ai eu le courage egoïste de vous ouvrir mon coeur, et de vous avouer qu'il m'inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m'inspiriez qu'un amour fraternel.

      – Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir l'y reporte, elle croit le subir encore.

      – Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna; nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j'ai gardé de ma conduite à votre égard.

      – Ne me parlez pas de repentir, s'écria Ezzelin attendri; de quel crime, ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable? N'avez-vous pas été franche et loyale avec moi? N'avez-vous pas été douce et pleine de pitié, en me disant vous-même ce que tout autre à votre place m'eût fait signifier par ses parents et sous le voile de quelque prétexte spécieux! Je me souviens de vos paroles: elles sont restées gravées dans mon coeur pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret. «Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu que je n'en sois pas punie; car je n'ai plus ma volonté, et je cède à une destinée plus forte que moi.»

      – Hélas! hélas! dit Giovanna, oui c'était une destinée! Je le sentais déjà, car mon amour est né de la peur, et, avant que je connusse à quel point cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d'abnégation, comme si j'eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l'autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous épouser, avant le jour fatal où j'ai vu Soranzo pour la première fois. «Hâtons-nous, me disiez-vous; quand on s'aime, pourquoi tarder à être heureux? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n'est pas une raison pour attendre. Attendre, c'est braver Dieu, car l'avenir est son trésor; et ne pas profiter du présent, c'est vouloir d'avance s'emparer de l'avenir. Les malheureux doivent dire: Demain! et les heureux: Aujourd'hui! Qui sait ce que nous serons demain? Qui sait si la balle d'un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais? Et vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m'aimerez comme aujourd'hui?» Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore m'empêchait de céder, et me disait d'attendre. Attendre quoi? Je ne savais pas; mais je croyais que l'avenir me réservait quelque chose, puisque le présent me laissait désirer.

      – Vous aviez raison, dit le comte, l'avenir vous réservait l'amour.

      – Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien différent de ce que j'éprouvais pour vous. J'aurais tort de me plaindre, car j'ai trouvé ce que je cherchais. J'ai dédaigné le calme, et j'ai trouvé l'orage. Vous rappelez-vous ce jour où j'étais assise entre mon oncle et vous? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j'avais entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l'avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres quand j'entendis le bruit de ses pas. Je n'aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d'une beauté divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s'avançaient vers moi fixes et étincelants. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m'avaient jusque-là pétrifiée, je m'évanouis. On m'emporta, et mon oncle, s'excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.

      »Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu'il avait sur elles, pensa qu'il pouvait bien être pour quelque chose dans mon mal subit: il résolut de s'en assurer. Il passa une heure à se promener sur le Canalazzo, puis se fit de nouveau débarquer au palais Morosini. Il fit appeler le majordome, et lui dit qu'il venait savoir de mes nouvelles. Quand on lui eut répondu que j'étais complètement remise, il monta, présumant, disait-il, qu'il ne pouvait plus y avoir d'indiscrétion à se présenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien pâlie, bien embellie, disait-il, par ma pâleur même. Mon oncle était un peu sérieux; pourtant il le remercia cordialement de l'intérêt qu'il me portait, et de la peine qu'il avait prise de revenir sitôt s'informer de ma santé.


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