Aldo le rimeur. Жорж Санд

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Aldo le rimeur - Жорж Санд


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ma fantaisie ou de ma poche.

TICKLE

      Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre crédit. Croyez-moi, c'est une habitude de mauvais genre que de n'avoir pas le sou. Or donc, voulez-vous gagner de l'argent? vous en avez besoin.

ALDO

      Pas le moindre besoin, Monsieur, je vous jure.

TICKLE

      Vous êtes trop modeste. Je connais votre position, le dénûment de mistress Meg, votre mère, et son grand âge. Je connais votre activité, votre dévouement, votre grandeur d'âme. Je vous offre un gain légitime… Vous comprenez? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur; je viens vous proposer un échange, un marché qui ne peut qu'augmenter votre gloire et vous mettra à même de secourir mistress Meg.

ALDO

      Voyons ce que c'est, Monsieur; voudriez-vous que je fisse monter une de vos jambes en flageolet, et me vendre l'autre pour en faire un porte-crayon?

TICKLE

      Je demande de vous quelque chose d'une moindre valeur que la plus chétive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre façon.

ALDO

      Pour qui, Monsieur? pour le théâtre de la reine?

TICKLE

      Pour moi, Monsieur.

ALDO

      Pour vous! et qu'en ferez-vous? vous n'aurez jamais la force de l'emporter!

TICKLE

      J'allégerai mes poches d'une partie de l'or qui les charge, et je prendrai votre manuscrit à la place.

ALDO

      Très-bien; et puis?

TICKLE

      Et puis l'ouvrage m'appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur le théâtre de la reine.

ALDO

      Sous quel nom, je vous prie?

TICKLE

      Sous le nom agréable de sir John Bucentor Tickle; c'est dans votre intérêt que j'agirai ainsi et pour donner de la confiance au public. Si l'autorité de mon nom ne suffisait pas à nous assurer sa bienveillance, en cas de chute, nous réclamerions contre son injuste arrêt.

ALDO

      En lui livrant le nom du véritable auteur?

TICKLE

      C'est ainsi que cela se fait à la cour.

ALDO

      Et la cour fait bien! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser travailler au drame que vous me faites l'honneur de me demander.

TICKLE

      Puis-je compter sur votre parole, Monsieur?

ALDO

      Je m'en flatte.

TICKLE

      Un mot de traité sera nécessaire.

ALDO

      De tout mon coeur, j'en sais la rédaction. (Il écrit.) Voulez-vous signer maintenant? moi, je signe.

TICKLE

      Permettez-moi d'en prendre connaissance. (Il lit.) «Je m'engage, moi, Aldo de Malmor, dit le rimeur à la ville et le barde à la cour, à jeter par les fenêtres le très-illustre seigneur John Bucentor Tickle, nain et bouffon de la reine, la première fois qu'il franchira le seuil de ma maison. Fait double entre nous, etc.» Bravo! bravo! c'est la première scène du drame!

ALDO

      Non, c'est un dénoûment tout prêt et que je vous offre gratis.

TICKLE

      J'en suis trop reconnaissant; je cours le porter à la reine, qui en sera charmée. (Il saute en bas de la table et s'enfuit.) Tu me le paieras!

ALDO

      Tu me le paieras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main.

SCÈNE IIALDO, seul

      Un ennemi de plus! et c'est ainsi que je vis! Chaque jour m'amène un assassin ou un voleur. Misérables! vous me réduisez à l'aumône, mais vous n'aurez pas bon marché de ma fierté. Allons! ce fat m'a fait perdre une demi-heure, remettons-nous à l'ouvrage. La nuit s'avance; je ne serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Dévorons cette nouvelle insulte; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.

      Travailler!.. chanter! faire des vers! amuser le public! lui donner mon cerveau pour livre, mon coeur pour clavier, afin qu'il en joue à son aise, et qu'il le jette après l'avoir épuisé en disant: Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Écrire! écrire!.. penser pour les autres… sentir pour les autres… abominable prostitution de l'âme! Oh! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation! – Que faire? – Écrire? sur quoi? – Je n'ai rien dans le cerveau, tout est dans mon coeur!.. et il faut que je te donne mon coeur à manger pour un morceau de pain, public grossier, bête féroce, amateur de tortures, buveur d'encre et de larmes! – Je n'ai dans l'âme que ma douleur; il faut que je te repaisse de ma douleur. Et tu en riras peut-être! Si mon luth mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n'ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal… quand je sens la faim dévorer mes entrailles! la faim, la souffrance des loups! Et moi, homme d'intelligence et de réflexion, je n'ai même pas la gloire d'une plus noble souffrance!.. Il faut que toutes les voix de l'âme se taisent devant le cri de l'estomac qui faiblit et qui brûle! – Si elles s'éveillent dans le délire de mes nuits déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album comme des curiosités qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu'un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques où l'on vend des singes, des tortues, des squelettes d'homme et des peaux de serpent. L'âme d'un poète est une boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir: celui-ci estime l'ambition déçue sous la forme d'une ode au dieu des vers; celui-là s'affectionne pour l'amour trompé, rimé en élégie; cet autre rit aux éclats d'une épigramme qui partit d'un sein rongé par la colère, d'une bouche amère de fiel. Pauvre poète! chacun prend une pièce de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang; et quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s'en va, se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et stupides. – O gloire du poète, laurier, immortalité promise, sympathie flatteuse, haillons de royauté, jouets d'enfants! que vous cachez mal la nudité d'un mendiant couvert de plaies! Oh! méprisables! méprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d'un autre travail que celui-là, se font poètes pour le public! Misérables comédiens qui pourriez jouer le rôle d'hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire rire et pleurer les désoeuvrés! n'avez-vous pas la force de vivre en vous-mêmes, de souffrir sans qu'on vous plaigne, de prier sans qu'on vous regarde? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires! Celui qui est né fils de roi, d'histrion ou de bourreau suit forcément la vocation héréditaire; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S'il en triomphe, s'il s'élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu'il soit loué et encouragé! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine; et vous vous faites écrivains! et vous nous livrez les facultés débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l'épanchement ignoble de la publicité! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu'elle vous juge, pour qu'elle vous examine et vous sache par coeur! Oh! lâche! si vous êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mépris! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la foule l'approbation que vous ne devriez demander qu'à Dieu et à votre maîtresse… C'est ce que je disais l'autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. – Et il a tellement goûté mon avis qu'il m'a mis à la porte de chez lui, et m'a fait retirer la faible pension que m'accordait la reine en mémoire des services de mon père dans l'armée… Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter … vendre mi pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure et jusqu'à ma faim! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin


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