Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10. Guy de Maupassant

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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10 - Guy de Maupassant


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milieu, se levait et se sauvait si vite et si étrangement que je cherchais si je n’avais rien fait qui pût lui déplaire ou la blesser.

      Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, un peu modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps de notre connaissance.

      Quand elle rentrait à la ferme après des heures de marche sur la côte battue du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s’étaient souvent déroulés et pendaient comme si leur ressort eût été cassé. Elle ne s’en inquiétait guère, autrefois, et s’en venait dîner sans gêne, dépeignée ainsi par sa sœur la brise.

      Maintenant elle montait dans sa chambre pour rajuster ce que j’appelais ses verres de lampe; et quand je lui disais avec une galanterie familière qui la scandalisait toujours: «Vous êtes belle comme un astre aujourd’hui, miss Harriet», un peu de sang lui montait aussitôt aux joues, du sang de jeune fille, du sang de quinze ans.

      Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voir peindre. Je pensai: «C’est une crise, cela se passera.» Mais cela ne se passait point. Quand je lui parlais, maintenant, elle me répondait, soit avec une indifférence affectée, soit avec une irritation sourde. Et elle avait des brusqueries, des impatiences, des nerfs. Je ne l’apercevais qu’aux repas et nous ne causions plus guère. Je pensai vraiment que je l’avais froissée en quelque chose; et je lui demandai un soir: «Miss Harriet, pourquoi n’êtes-vous plus avec moi comme autrefois? Qu’est-ce que j’ai fait pour vous déplaire? Vous me causez beaucoup de peine!»

      Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait drôle: «J’été toujours avec vô le même qu’autrefois. Ce n’été pas vrai, pas vrai», et elle courut s’enfermer dans sa chambre.

      Elle me regardait par moments d’une étrange façon. Je me suis dit souvent depuis ce temps que les condamnés à mort doivent regarder ainsi quand on leur annonce le dernier jour. Il y avait dans son œil une espèce de folie, une folie mystique et violente; et autre chose encore, une fièvre, un désir exaspéré, impatient et impuissant de l’irréalisé et de l’irréalisable! Et il me semblait qu’il y avait aussi en elle un combat où son cœur luttait contre une force inconnue qu’elle voulait dompter, et peut-être encore autre chose… Que sais-je? que sais-je?

III

      Ce fut vraiment une singulière révélation.

      Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès l’aurore, à un tableau dont voici le sujet:

      Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces et d’arbres s’allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, dans cette ouate qui flotte parfois sur les vallons, au lever du jour. Et tout au fond de cette brume épaisse et transparente, on voyait venir, ou plutôt on devinait, un couple humain, un gars et une fille, embrassés, enlacés, elle la tête levée vers lui, lui penché vers elle, et bouche à bouche.

      Un premier rayon de soleil, glissant entre les branches, traversait ce brouillard d’aurore, l’illuminait d’un reflet rose derrière les rustiques amoureux, faisait passer leurs ombres vagues dans une clarté argentée. C’était bien, ma foi, fort bien.

      Je travaillais dans la descente qui mène au petit val d’Étretat. J’avais par chance, ce matin-là, la buée flottante qu’il me fallait.

      Quelque chose se dressa devant moi, comme un fantôme, c’était miss Harriet. En me voyant elle voulut fuir. Mais je l’appelai, criant: «Venez, venez donc, mademoiselle, j’ai un petit tableau pour vous.»

      Elle s’approcha, comme à regret. Je lui tendis mon esquisse. Elle ne dit rien, mais elle demeura longtemps immobile à regarder, et brusquement elle se mit à pleurer. Elle pleurait avec des spasmes nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté contre les larmes, et qui ne peuvent plus, qui s’abandonnent en résistant encore. Je me levai d’une secousse, ému moi-même de ce chagrin que je ne comprenais pas, et je lui pris les mains par un mouvement d’affection brusque, un vrai mouvement de Français qui agit plus vite qu’il ne pense.

      Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et je les sentis frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus. Puis elle les retira brusquement, ou plutôt, les arracha.

      Je l’avais reconnu, ce frisson-là, pour l’avoir déjà senti; et rien ne m’y tromperait. Ah! le frisson d’amour d’une femme, qu’elle ait quinze ou cinquante ans, qu’elle soit du peuple ou du monde, me va si droit au cœur que je n’hésite jamais à le comprendre.

      Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais. Elle s’en alla sans que j’eusse dit un mot, me laissant surpris comme devant un miracle, et désolé comme si j’eusse commis un crime.

      Je ne rentrai pas pour déjeuner. J’allai faire un tour au bord de la falaise, ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvant l’aventure comique et déplorable, me sentant ridicule et la jugeant malheureuse à devenir folle.

      Je me demandais ce que je devais faire.

      Je jugeai que je n’avais plus qu’à partir, et j’en pris tout de suite la résolution.

      Après avoir vagabondé jusqu’au dîner, un peu triste, un peu rêveur, je rentrai à l’heure de la soupe.

      On se mit à table comme de coutume. Miss Harriet était là, mangeait gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux. Elle avait d’ailleurs son visage et son allure ordinaires.

      J’attendis la fin du repas, puis, me tournant vers la patronne: «Eh bien, madame Lecacheur, je ne vais pas tarder à vous quitter.»

      La bonne femme, surprise et chagrine, s’écria de sa voix traînante: «Qué qu’ vous dites là, mon brave monsieur? vous allez nous quitter! J’étions si bien accoutumés à vous!»

      Je regardais de loin Miss Harriet; sa figure n’avait point tressailli. Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever les yeux vers moi. C’était une grosse fille de dix-huit ans, rougeaude, fraîche, forte comme un cheval, et propre, chose rare. Je l’embrassais quelquefois dans les coins, par habitude de coureur d’auberges, et rien de plus.

      Et le dîner s’acheva.

      J’allai fumer ma pipe sous les pommiers, en marchant de long en large, d’un bout à l’autre de la cour. Toutes les réflexions que j’avais faites dans le jour, l’étrange découverte du matin, cet amour grotesque et passionné attaché à moi, des souvenirs venus à la suite de cette révélation, des souvenirs charmants et troublants, peut-être aussi ce regard de servante levé sur moi à l’annonce de mon départ, tout cela mêlé, combiné, me mettait maintenant une humeur gaillarde au corps, un picotement de baisers sur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne sais quoi qui pousse à faire des bêtises.

      La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres, et j’aperçus Céleste qui s’en allait fermer le poulailler de l’autre côté de l’enclos. Je m’élançai, courant à pas si légers qu’elle n’entendit rien, et comme elle se relevait, après avoir baissé la petite trappe par où entrent et sortent les poules, je la saisis à pleins bras, jetant sur sa figure large et grasse une grêle de caresses. Elle se débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.

      Pourquoi l’ai-je lâchée vivement? Pourquoi me suis-je retourné d’une secousse? Comment ai-je senti quelqu’un derrière moi?

      C’était Miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait vus, et qui restait immobile comme en face d’un spectre. Puis elle disparut dans la nuit.

      Je revins honteux, troublé, plus désespéré d’avoir été surpris ainsi par elle que si elle m’avait trouvé commettant quelque acte criminel.

      Je dormis mal, énervé à l’excès, hanté de pensées tristes. Il me sembla entendre pleurer. Je me trompais sans doute. Plusieurs fois aussi je crus qu’on marchait dans la maison et qu’on ouvrait la porte du dehors.

      Vers le matin, la fatigue m’accablant, le sommeil enfin me saisit. Je m’éveillai tard et ne me montrai que pour déjeuner, confus encore, ne sachant quelle contenance garder.

      On


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