Le Piccinino. Жорж Санд

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Le Piccinino - Жорж Санд


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lui l'étoffe d'un grand peintre, il avait au moins l'héroïsme d'un grand caractère. La vanité entra donc pour beaucoup dans cet effort, mais ce fut une vanité généreuse et naïve. Il paya ses dettes, dit adieu à ses amis, en leur déclarant qu'il abandonnait la peinture, et qu'il allait se faire ouvrier avec son père.

      Puis, sans s'annoncer à celui-ci, il mit dans un sac quelques hardes choisies, un album, quelques pastilles d'aquarelle, sans s'apercevoir que c'était encore un reste de luxe et d'art dont il emportait avec lui la pensée, et il partit pour Catane, où nous venons de le voir presque arriver.

      III.

      MONSEIGNEUR

      Malgré ce renoncement héroïque à tous les rêves de sa jeunesse, le pauvre Michel éprouvait en cet instant une sorte de terreur douloureuse. Le voyage l'avait étourdi sur les conséquences de son sacrifice. La vue de l'Etna l'avait exalté. La joie qu'il éprouvait de revoir son excellent père et sa chère petite sœur l'avait soutenu. Mais cet accident fortuit d'une légère blessure au pied, et la nécessité de s'arrêter un instant, lui donnèrent, pour la première fois depuis son départ de Rome, le temps de la réflexion.

      Il y avait aussi dans cet instant quelque chose de bien solennel pour sa jeune âme. Il saluait les coupole de sa ville natale, une des plus belles villes du monde, même pour quiconque vient de Rome, et celle dont la situation offre peut-être le coup d'œil le plus imposant.

      Cette ville, si souvent bouleversée par le volcan, n'est pas fort ancienne, et le style du dix-septième siècle, qui y domine, n'a pas la grandeur ou la pureté des époques antérieures. Néanmoins, Catane, bâtie sur un plan vaste et avec une largeur antique, a un caractère grec dans son ensemble. La couleur sombre des laves dont elle est sortie, après avoir été engloutie par elles, comme si elle avait repris la vie dans ses propres cendres, à la manière du phénix, la plaine ouverte qui l'environne et les durs rochers de lave qui ont pris racine dans son port, comme pour assombrir de leur reflet austère jusqu'à l'éclat des flots, tout en elle est triste et majestueux.

      Mais ce n'était pas l'aspect de cette cité qui préoccupait le plus notre jeune voyageur. Sa propre situation la lui faisait paraître plus morne et plus terrible que ne l'a rendue le passage des feux vomis de l'antre des Cyclopes. Il voyait là un lieu d'épreuves et d'expiations, devant lequel une sueur froide parcourait ses membres. C'est là qu'il allait dire adieu au monde des arts, à la société des gens éclairés, aux libres rêveries, et aux loisirs érudits de l'artiste destiné à de hautes destinées. C'est là qu'il fallait reprendre, après dix ans d'une existence privilégiée, le tablier du manœuvre, le hideux pot à colle, le feston classique, la peinture d'antichambre et de corridor. C'est là surtout qu'il faudrait travailler douze heures par jour et se coucher brisé de fatigue, sans avoir le temps ou la force d'ouvrir un livre ou de rêver dans un musée; là qu'il faudrait ne plus connaître d'autre intimité que celle de ce peuple sicilien, si pauvre et si malpropre, que la poésie de ses traits et de son intelligence peut à peine percer sous les haillons et l'accablement de la misère. Enfin, la porte de Catane était, pour ce pauvre proscrit, celle de la cité maudite dépeinte par le Dante.

      A cette idée, un torrent de larmes, longtemps contenu ou détourné, s'échappa de ses yeux, et, qui l'eût vu ainsi, jeune, beau, pâle, assis à la porte d'un palais, et la main négligemment posée sur sa jambe douloureuse, eût songé au gladiateur antique blessé dans le combat, mais pleurant sa défaite plus que sa souffrance.

      Les grelots de plusieurs mulets qui montaient la colline, et l'apparition d'une étrange caravane qui se dirigeait sur lui, apportèrent une distraction forcée aux pénibles réflexions de Michel-Ange Lavoratori. Les mulets étaient superbes et richement caparaçonnés et empanachés. Sur leurs longues housses de pourpre brillaient les insignes du cardinalat, la triple croix d'or, surmontée du petit chapeau et des glands. Ils étaient chargés de bagages et menés en main par des valets vêtus de noir, à figure triste et méfiante; puis venaient des abbés et d'autres personnages ecclésiastiques avec des culottes noires, des bas rouges et de larges boucles d'argent sur leurs souliers; les uns à cheval, les autres en litière. Un personnage fort gros, en habit noir, cheveux en bourse, le diamant au doigt, l'épée au côté, venait gravement, sur un âne magnifique. A son air d'importance, plus naïf que les physionomies cauteleuses des gens d'église qui l'entouraient, on pouvait reconnaître le médecin de Son Éminence. Il escortait pas à pas Son Éminence elle-même, portée dans une chaise, ou plutôt dans une grande boîte, par deux hommes vigoureux auprès desquels se tenaient quatre porteurs de rechange. Ce cortége se composait d'une quarantaine de personnes, et l'inutilité de chacune d'elles pouvait se mesurer au degré de recueillement et d'humilité qui se montrait sur sa figure.

      Michel, curieux de voir défiler ce cortége qui renchérissait sur tout ce que Rome pouvait lui offrir de plus classique et de plus suranné en ce genre, se leva et se tint près de la porte, afin de regarder de plus près la figure du personnage principal. Il fut d'autant plus à même de satisfaire sa curiosité, que les porteurs s'arrêtèrent devant la vaste grille dorée, tandis qu'une espèce d'abbé à figure repoussante, mettant pied à terre, l'ouvrait lui-même d'un air d'autorité et avec un étrange sourire.

      Le cardinal était un homme fort âgé, qui, de replet et coloré, était devenu maigre et pâle, par l'effet d'une lente et cruelle destruction. La peau de son visage, détendue et relâchée, formait mille plis et faisait ressembler sa face à une terre sillonnée par le passage des torrents. Malgré cette affreuse décomposition, il y avait un reste de beauté impérieuse sur cette figure morne, qui ne pouvait ou ne voulait plus faire aucun mouvement, mais où brillaient encore deux grands yeux noirs, dernier sanctuaire d'une vie obstinée.

      Le contraste d'un regard perçant et dur avec une figure de cadavre frappa tellement Michel, qu'il ne put se défendre d'un sentiment de respect, et qu'il se découvrit instinctivement devant ce vestige d'une volonté puissante. Tout ce qui offrait un caractère de force et d'autorité agissait sur l'imagination de ce jeune homme, parce qu'il portait en lui-même l'ambition de ces choses, et, sans l'expression de ces yeux tyranniques, il n'eût peut-être pas songé à ôter son chapeau de paille.

      Mais comme sa mise modeste et sa chaussure poudreuse annonçaient un homme du peuple beaucoup plus qu'un grand peintre en herbe, les gens du cardinal et le cardinal lui-même devaient s'attendre à ce qu'il se mit à genoux, ce que Michel ne fit point, et ce qui les scandalisa énormément.

      Le cardinal s'en aperçut le premier, et, au moment où ses porteurs allaient franchir la grille, il fit avec les sourcils un signe qui fut aussitôt compris de son médecin, lequel, marchant toujours à sa portière, avait la consigne de tenir toujours ses yeux attachés sur ceux de Son Éminence.

      Le docteur avait tout juste assez d'esprit pour comprendre au regard du cardinal que celui-ci voulait manifester une volonté quelconque; alors il commandait la halte et avertissait l'abbé Ninfo, secrétaire de Son Éminence, le même qui venait d'ouvrir la grille de sa propre main, avec une clef tirée de sa propre poche. L'abbé accourait, comme il accourut en ce moment même, et, couvrant de son corps la portière de la chaise, il la cachait au reste du cortége. Alors il s'établissait entre lui et l'Éminence un dialogue mystérieux, tellement mystérieux que nul ne pouvait dire si l'Éminence se faisait comprendre au moyen de la parole ou par le seul jeu de sa physionomie. A l'ordinaire, le cardinal paralytique ne faisait entendre qu'une sorte de grognement inintelligible, qui devenait un affreux hurlement lorsqu'il était en colère; mais l'abbé Ninfo comprenait si bien ce grognement, aidé du regard expressif de Son Éminence et de la connaissance qu'il avait de son caractère et de ses desseins, qu'il traduisait et faisait exécuter les volontés de son maître avec une intelligence, une rapidité et une précision de détails qui tenaient du prodige. Cela paraissait même trop surnaturel pour être accepté par les autres subalternes, et ils prétendaient que Son Éminence avait conservé l'usage de la parole; mais que, par une intention diplomatique des plus profondes, elle ne voulait plus s'en servir qu'avec l'abbé Ninfo. Le docteur Recuperati assurait pourtant que la langue de Son Éminence était aussi bien paralysée que ses bras et que ses jambes, et que les seules parties vivantes de son être étaient les organes du cerveau et ceux de la digestion. «Avec cela, disait-il, on peut vivre jusqu'à


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