Lettres d'un voyageur. Жорж Санд

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Lettres d'un voyageur - Жорж Санд


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me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J'ai juré de vous ramener à Venise; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l'autre…

      – Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l'année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca…

      – Vous moquez-vous de moi? s'écria-t-il.

      – Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m'engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

      – Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur; j'irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

      – J'y serai, docteur, je vous le jure.

      – Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.

      – Je jure par lui, répondis-je, et vous pouvez croire que c'est une parole sacrée. Adieu, docteur.

      Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la briser comme un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il leva les épaules et rejeta ma main en disant: Allez au diable! – Quand il eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier: – Faites couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne vous endormez pas trop près des rochers; songez qu'il y a par ici beaucoup de vipères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources, sans vous assurer de la limpidité de l'eau; sachez que la montagne a des veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parlera le vrai dialecte; mais si quelque traînard vous demande l'aumône en langue étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre poche, n'échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin; mais ayez l'œil sur son bâton.

      – Est-ce tout, docteur?

      – Soyez sûr que je n'omets jamais rien d'utile, répondit-il, d'un air fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu'il convient de faire et ce qu'il convient d'éviter en voyage.

      – Ciaò, egregio dottore, lui dis-je en souriant.

      – Schiavo suo, répondit-il d'une voix brève en enfonçant son chapeau sur sa tête..

      Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par bravade, et qu'il n'est pas d'écolier plus vain que moi de son courage et de son agilité. Cela tient à l'exiguité de ma stature et à l'envie qu'éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts. – Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n'avais moins songé à faire ce que nous appelons une expédition. Dans mes jours de gaieté, dans ces jours devenus bien rares où je sortirais volontiers, comme Kreissler, avec deux chapeaux l'un sur l'autre, je pourrais hasarder comme lui les pas les plus gracieux sur les bords de l'Achéron; mais dans mes jours de spleen je marche tranquillement au beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun d'un insecte à mon oreille ou le chatouillement insolent d'un cheveu sur ma joue suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour me faire sauter au fond des lacs. – Je marchai donc toute cette matinée sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge est semée de hameaux assis sur l'une et l'autre rive du torrent, et de maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie inférieure du vallon est soigneusement cultivée. Plus haut s'étendent d'immenses pâturages dont la nature prend soin elle-même. Puis une rampe de rochers arides s'élève jusqu'aux nuages, et la neige s'étale au faîte comme un manteau.

      La fonte de ces neiges ne s'étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, troublée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d'une roche, a recouvré toute sa limpidité. Des troupeaux d'enfants et d'agneaux jouaient pêle-mêle sur ses bords, à l'ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel; et si la végétation n'a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux, en revanche la neige les couronne d'une auréole éclatante, et l'on peut marcher tout un jour entre deux haies d'aubépine et de pruniers sauvages sans rencontrer un seul Anglais.

      J'aurais voulu aller jusqu'aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi je me les imagine si belles; mais il est certain qu'elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s'opérer en nous quelque crise morale? – Je ne saurais attribuer tant de part dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les hommes d'un grand génie ou d'une grande vertu; mais qu'est-ce que Dieu peut avoir à faire à moi? Quand nous étions ensemble, je croyais au destin comme un vrai musulman. J'attribuais à des vues particulières, à des tendresses maternelles ou à des prévisions mystérieuses de cette Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument destiné à te faire agir. J'étais un des rouages de ta vie, et parfois je sentais sur moi la main de Dieu qui m'imprimait ma direction. A présent que cette main s'est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre embarrassait les voies du destin, son souffle l'a balayée; que lui importe où elle ira tomber?..

      … Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux légers souvenirs: celui d'une romance qui me semblait très-belle quand j'étais enfant, et qui commençait ainsi:

      Vers les monts de Tyrol poursuivant le chamois,

      Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

      et celui d'une demoiselle avec qui j'ai voyagé, une nuit, il y a bien dix ans, sur la route de – à – . La diligence s'était brisée à une descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune magnifique. J'étais dans certaine disposition d'esprit extatique et ridicule. J'aurais voulu être seul; mais la politesse et l'humanité me forcèrent d'offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m'était impossible de m'occuper d'autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d'une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l'accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n'avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu'elle avait faites, à table d'hôte, sur la qualité d'une crème aux amandes m'avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai longtemps ce que je pourrais lui dire d'agréable; enfin, après un quart d'heure d'efforts incroyables, j'accouchai de ceci: – N'est-il pas vrai, Mademoiselle, que voici un site enchanteur? – Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu'à la platitude de mon expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j'étais assez mortifié, lorsqu'elle dit, d'un ton mélancolique et après un instant de silence: – Ah! Monsieur, vous n'avez jamais vu les montagnes du Tyrol!

      – Vous êtes du Tyrol? m'écriai-je. Ah! mon Dieu! j'ai su autrefois une romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C'est donc un bien beau pays? Je ne sais pas pourquoi il s'est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

      – Je suis du Tyrol, répondit-elle d'un ton doux et triste; mais excusez-moi, je ne saurais en parler.

      Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d'en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu'un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de cette silencieuse étrangère. Et puis ce


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