Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд
Читать онлайн книгу.Les chevaux manquèrent souvent aux relais de poste, et nous fûmes obligées de coucher dans de très mauvais gîtes. Dans un de ces gîtes, l'hôte vint causer avec nous après dîner. Il était outré contre Napoléon de ce qu'il avait laissé envahir la France. Il disait qu'il fallait faire la guerre de partisans, égorger tous les étrangers, mettre l'empereur à la porte, et proclamer la république: mais la bonne, disait-il, la vraie, l'une et indivisible et impérissable. Cette conclusion ne fut point du goût de Mme de Béranger, elle le traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.
Enfin, nous arrivâmes à Nohant, mais nous n'y étions pas depuis trois jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours à mes pensées.
Ma grand'mère, qui n'avait jamais été malade de sa vie, fit une maladie grave. Comme son organisation était très particulière, les accidens de cette maladie eurent un caractère particulier. D'abord ce fut un sommeil profond dont il fut impossible, durant deux jours, de la tirer: puis, lorsque tous les symptômes alarmans furent dissipés, on s'aperçut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangréneuse, produite par la légère excoriation laissée par les cataplasmes salins. Cette plaie fut horriblement douloureuse et longue à fermer. Pendant deux mois il lui fallut garder le lit, et la convalescence ne fut pas moins longue.
Deschartres, Rose et Julie soignèrent ma pauvre bonne maman avec un grand dévouement. Quant à moi, je sentis que je l'aimais plus que je ne m'en étais avisée jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort où elle se trouva plusieurs fois me la rendirent chère, et le temps de sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.
Madame de Béranger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne partit que lorsque ma grand'mère fut hors de tout danger. Mais cette dame, si elle eut du chagrin ou de l'inquiétude, ne le fit pas beaucoup paraître, et je doute qu'elle eût le cœur bien tendre. Je ne sais, en vérité, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin de tendresse, s'était particulièrement attachée à cette femme hautaine et impérieuse en qui je n'ai jamais pu découvrir le moindre charme d'esprit ou de caractère.
Elle était fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait très habile à lever ou à rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc, et elle n'eut pas plutôt vu notre vieux jardin régulier qu'elle se mit en tête de le transformer en paysage anglais: c'était une idée saugrenue, car sur un terrain plat, ayant peu de vue, et où les arbres sont très lents à pousser, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de conserver précieusement ceux qui s'y trouvent, de planter pour l'avenir, de ne point ouvrir de clairières qui vous montrent la pauvreté des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route en face et tout près de la maison, de se renfermer autant que possible derrière des murs ou des charmilles pour être chez soi. Mais nos charmilles faisaient horreur à Mme de Béranger, nos carrés de fleurs et de légumes, qui me paraissaient si beaux et si rians, elle les traitait de jardin de curé. Ma grand'mère, au sortir de la première crise de son mal, avait à peine recouvré la voix et l'ouïe, que son amie lui demanda l'autorisation de mettre la coignée dans le petit bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et d'ailleurs Mme de Béranger exerçait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pouvoirs.
Voilà donc cette bonne dame à l'œuvre: elle mande une vingtaine d'ouvriers, et de sa fenêtre dirige l'abattage, élaguant ici, détruisant là, et cherchant toujours un point de vue qui ne se trouva jamais, parce que, si des fenêtres du premier étage de la maison la campagne est assez jolie, rien ne peut faire que, dans ce jardin, de plain pied avec cette campagne, on ne la voie pas de niveau et sans étendue. Il aurait fallu exhausser de cinquante pieds le sol du jardin et chaque ouverture pratiquée dans les massifs n'aboutissait qu'à nous faire jouir de la vue d'une grande plaine labourée. On élargissait la brèche, on abattait de bons vieux arbres qui n'en pouvaient mais Mme de Béranger traçait des lignes sur le papier, tendait de sa fenêtre des ficelles aux ouvriers, criait après eux, montait, descendait, retournait, s'impatientait et détruisait le peu d'ombrage que nous avions, sans nous faire rien gagner en échange. Enfin, elle y renonça, Dieu merci, car elle eût pu faire table rase: mais Deschartres lui observa que ma grand'mère, dès qu'elle serait en état de sortir et de voir par ses yeux, regretterait peut-être beaucoup ses vieilles charmilles.
Je fus très frappée de la manière dont cette dame parlait aux ouvriers. Elle était beaucoup trop illustre pour daigner s'enquérir de leurs noms et pour les interpeller en particulier. Cependant elle avait affaire de sa fenêtre à chacun d'eux tour à tour, et pour rien au monde elle ne leur eût dit: «Monsieur, ou mon ami, ou mon vieux,» comme on dit en Berry, quel que soit l'âge de l'être masculin auquel on s'adresse. Elle leur criait donc à tuetète: «L'homme no 2! Ecoutez, l'homme no 4!» Cela faisait grandement rire nos paysans narquois, et aucun ne se dérangeait ni ne tournait la tête de son côté. «Pardi se disaient-ils les uns aux autres en levant les épaules, nous sommes bien tous des hommes, et nous ne pouvons pas deviner à qui elle en a, la femme!»
Il a fallu une trentaine d'années pour faire disparaître le dégât causé chez nous par Mme de Béranger et pour refermer les brèches de ses points de vue.
Elle avait une autre manie qui me contrariait encore plus que celle des jardins anglais. Elle se sanglait si fort dans ses corsets, que le soir elle était rouge comme une betterave et que les yeux lui sortaient de la tête. Elle déclara que je me tenais comme une bossue, que j'étais taillée comme un morceau de bois, et qu'il fallait me donner des formes. En conséquence, elle me fit faire bien vite un corset, à moi qui ne connaissais pas cet instrument de torture, et elle me le sangla elle-même si bien que je faillis me trouver mal la première fois.
A peine fus-je hors de sa présence, que je coupai lestement le lacet, moyennant quoi je pus supporter le buse et les baleines; mais elle s'aperçut bientôt de la supercherie et me sangla encore plus fort. J'entrai en révolte, et, me réfugiant dans la cave, je ne me contentai pas de couper le lacet, je jetai le corset dans une vieille barrique de lie de vin où personne ne s'avisa d'aller le découvrir. On le chercha bien, mais si on le retrouva six mois après, à l'époque des vendanges, c'est ce dont je ne me suis jamais enquis.
La petite Lorette de Béranger, car Mme de la Marlière nous avait appris à donner aux chiens trop gâtés les noms de leurs maîtresses, était un être acariâtre qui sautait à la figure des gros chiens les plus graves et les forçait à sortir de leur caractère. Dans ces rencontres, Mme de Béranger jetait les hauts cris et se trouvait mal. Si bien que nos amis Brillant et Moustache ne pouvaient plus mettre la patte au salon. Chaque soir, Hippolyte était chargé de mener promener Lorette, parce que son air bon apôtre inspirait de la confiance à Mme de Béranger; mais Lorette passait de mauvais quarts d'heure entre ses mains. «Pauvre petite chérie, amour de petite bête!» lui disait-il sur le seuil de la porte, d'où sa maîtresse pouvait l'entendre, et à peine la porte était-elle franchie, qu'il lançait Lorette en l'air de toute sa force au milieu de la cour, s'inquiétant peu comment et où elle retomberait. Je crois bien que Lorette se figurait aussi avoir seize quartiers de noblesse, car c'était une bête stupide et détestable dans son impertinence.
Enfin Mme de Béranger et Lorette partirent. Nous ne regrettâmes que sa femme de chambre, qui était une personne de mérite.
La maladie de la bonne maman ne nous avait pas permis de beaucoup rire aux dépens de la vieille comtesse. Les nouvelles du dehors n'étaient pas gaies non plus, et, un jour de printemps, ma grand'mère convalescente reçut une lettre de Mme de Pardaillan qui lui disait: «Les alliés sont entrés dans Paris. Ils n'y ont pas fait de mal. On n'a point pillé. On dit que l'empereur Alexandre va nous donner pour roi le frère de Louis XVI, celui qui était en Angleterre et dont je ne me rappelle pas le nom.»
Ma grand'mère rassembla ses souvenirs. «Ce doit être, dit-elle, celui qui avait le titre de Monsieur. C'était un bien mauvais homme. Quant au comte d'Artois, c'était un vaurien détestable. Allons, ma fille, voilà nos cousins