Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж Санд

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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9) - Жорж Санд


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de la Marlière. Elle appelait mon grand-oncle papa, et ma mère aussi avait cette habitude. Mme de la Marlière, qui aimait à faire l'enfant, disait papa aussi, ce qui faisait paraître mon grand-oncle plus jeune qu'elle.

      L'appartement qu'il a occupé tout le temps de ma vie où je l'ai connu, c'est-à-dire pendant une vingtaine d'années, était situé rue Guénégaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d'un caractère très homogène dans toutes ses parties. Les fenêtres étaient hautes et longues: mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravens, de draperies et de tapis pour défendre à l'air extérieur de s'introduire par la moindre fissure, que toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L'art de se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se perdre sous l'Empire, et il s'est tout à fait perdu maintenant pour les gens d'une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de chauffage économique dont le progrès nous a enrichis. La mode, la nécessité et la spéculation, qui, de concert, nous ont amené à bâtir des maisons percées de plus de fenêtres qu'il ne reste de parties pleines dans l'édifice, le manque d'épaisseur des murailles, et la hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre-chaude, créée par ses soins assidus dans une maison épaisse et massive, comme devraient l'être toutes les habitations d'un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait là pour toute sa vie, et en y bâtissant son nid, on y creusait sa tombe.

      Les vieilles gens que j'ai connues à cette époque et qui avaient une existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois l'an, et où elles n'entraient jamais d'ailleurs. Mon grand-oncle et ma grand'mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n'être pas logés s'il en eût été autrement.

      Le mobilier de ma grand'mère était du temps de Louis XVI, et elle n'avait pas de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus moderne, lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle était trop artiste pour se permettre le moindre disparate. Tout chez lui était du même style Louis XIV: les moulures des portes ou les ornemens du plafond. Je ne sais s'il avait hérité de ce riche ameublement ou s'il l'avait collectionné lui-même; mais ce serait aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet jusqu'au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon et des meubles de Boule d'une grandeur et d'une richesse respectables. Comme tout cela n'était point redevenu de mode et qu'on préférait à ces belles choses, véritables objets d'art, les chaises curules de l'empire et les détestables imitations d'Herculanum en acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n'avait guère de prix que pour lui-même. J'étais loin de pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d'une semblable collection, et même j'entendais dire à ma mère que tout cela était trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux même qui ne les comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer dans un sanctuaire mystérieux, et comme le salon était, en effet, un sanctuaire fermé, je priais tout bas Mme Bourdieu de m'y laisser pénétrer. Alors, pendant que mes grands parens jouaient aux cartes après dîner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques instans, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de ne pas répandre de bougie. Je n'avais garde d'y manquer; je posais ma lumière sur une table, et je me promenais gravement dans cette vaste pièce à peine éclairée jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je ne voyais donc que très confusément les grands portraits de Largillière, les beaux intérieurs flamands et les tableaux des maîtres italiens qui couvraient les murs; je me plaisais au scintillement des dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et à la solitude de cette pièce respectable, que l'on semblait ne pas oser habiter, et dont je prenais possession à moi toute seule.

      Cette possession fictive me suffisait, car, dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie, en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aimais à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me dire: Ceci est à moi; et je ne comprends même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma chambre, me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère, et qu'ils me la rappellent à tous les instans de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et je me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit:

      Voir, c'est avoir.

      Je ne haïs pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de pierres précieuses, qui peuvent réaliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs: le goût me charme. Je voudrais être bijoutier ou costumier, pour inventer toujours, et pour donner, par ce miracle du goût, une sorte de vie à ces riches matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une belle robe est gênante, les bijoux égratignent: et, en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin, je ne suis pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne commençaient à se faire sentir, je vivrais très réellement dans une chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre1, avec autant de contentement que dans une villa italienne.

      Ce n'est point vertu, ni prétention à l'austérité républicaine. Est-ce qu'une chaumière n'est pas souvent, pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère, qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent tant de vénalité, de besoins de luxe et d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à lui-même une vie selon ses rêves, avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les instincts de la poésie. Le luxe me paraît la ressource des gens bêtes.

      Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était luxueux de sa nature, et j'approuve beaucoup qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de folies et de caprices à se permettre.

      Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu: mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme tout le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. «Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que c'est qu'une omelette; et


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<p>1</p>

Et elles le sont presque toutes, j'aime à le dire.