Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13). Жорж Санд
Читать онлайн книгу.et de l'humanité vu à travers le sentiment du génie qui l'a composé et mis en scène. Quelle bonne fortune pour un esprit naïf qui n'apporte devant de telles œuvres ni préventions de critique, ni préventions de capacité personnelle! L'univers se révélait à moi. Je voyais à la fois dans le présent et dans le passé, je devenais classique et romantique en même temps, sans savoir ce que signifiait la querelle agitée dans les arts. Je voyais le monde du vrai surgir à travers tous les fantômes de ma fantaisie et toutes les hésitations de mon regard. Il me semblait avoir conquis je ne sais quel trésor d'infini dont j'avais ignoré l'existence. Je n'aurais pu dire quoi, je ne savais pas de nom pour ce que je sentais se presser dans mon esprit réchauffé et comme dilaté; mais j'avais la fièvre, et je m'en revenais du musée, me perdant de rue en rue, ne sachant où j'allais, oubliant de manger, et m'apercevant tout à coup que l'heure était venue d'aller entendre le Freyschutz ou Guillaume Tell. J'entrais alors chez un pâtissier, je dînais d'une brioche, me disant avec satisfaction, devant la petite bourse dont on m'avait munie, que la suppression de mon repas me donnait le droit et le moyen d'aller au spectacle.
On voit qu'au milieu de mes projets et de mes émotions, je n'avais rien appris. J'avais lu de l'histoire et des romans; j'avais déchiffré des partitions, j'avais jeté un œil distrait sur les journaux et un peu fermé l'oreille à dessein aux entretiens politiques du moment. Mon ami Néraud, un vrai savant, artiste jusqu'au bout des ongles dans la science, avait essayé de m'apprendre la botanique; mais en courant avec lui dans la campagne, lui chargé de sa boîte de ferblanc, moi portant Maurice sur mes épaules, je ne m'étais amusée, comme disent les bonnes gens, qu'à la moutarde; encore n'avais-je pas bien étudié la moutarde et savais-je tout au plus que cette plante est de la famille des crucifères. Je me laissais distraire des classifications et des individus par le soleil dorant les brouillards, par les papillons courant après les fleurs et Maurice courant après les papillons.
Et puis j'aurais voulu tout voir et tout savoir en même temps. Je faisais causer mon professeur, et sur toutes choses il était brillant et intéressant; mais je ne m'initiai avec lui qu'à la beauté des détails, et le côté exact de la science me semblait aride pour ma mémoire récalcitrante. J'eus grand tort; mon Malgache, c'est ainsi que j'appelais Néraud, était un initiateur admirable, et j'étais encore en âge d'apprendre. Il ne tenait qu'à moi de m'instruire d'une manière générale, qui m'eût permis de me livrer seule ensuite à de bonnes études. Je me bornai à comprendre un ensemble de choses qu'il résumait en lettres ravissantes sur l'histoire naturelle et en récits de ses lointains voyages, qui m'ouvrirent un peu le monde des tropiques. J'ai retrouvé la vision qu'il m'avait donnée de l'Ile-de-France en écrivant le roman d'Indiana, et, pour ne pas copier les cahiers qu'il avait rassemblés pour moi, je n'ai pas su faire autre chose que de gâter ses descriptions en les appropriant aux scènes de mon livre.
Il est tout simple que, n'apportant dans mes projets littéraires, ni talent éprouvé, ni études spéciales, ni souvenirs d'une vie agitée à la surface, ni connaissance approfondie du monde des faits, je n'eusse aucune espèce d'ambition. L'ambition s'appuie sur la confiance en soi-même, et je n'étais pas assez sotte pour compter sur mon petit génie. Je me sentais riche d'un fond très restreint; l'analyse des sentimens, la peinture d'un certain nombre de caractères, l'amour de la nature, la familiarisation, si je puis parler ainsi, avec les scènes et les mœurs de la campagne: c'était assez pour commencer. A mesure que je vivrai, me disais-je, je verrai plus de gens et de choses, j'étendrai mon cercle d'individualités, j'agrandirai le cadre des scènes, et s'il faut, d'ailleurs, me retrancher dans le roman d'inductions, qu'on appelle le roman historique, j'étudierai le détail de l'histoire et je devinerai par la pensée la pensée des hommes qui ne sont plus.
Quand ma résolution fut mûre d'aller tenter la fortune, c'est-à-dire les mille écus de rente que j'avais toujours rêvés, la déclarer et la suivre fut l'affaire de trois jours. Mon mari me devait une pension de quinze cents francs. Je lui demandai ma fille, et la permission de passer à Paris deux fois trois mois par an, avec deux cent cinquante francs par mois d'absence. Cela ne souffrit aucune difficulté. Il pensa que c'était un caprice dont je serais bientôt lasse.
Mon frère, qui pensait de même, me dit: «Tu t'imagines vivre à Paris avec un enfant moyennant deux cent cinquante francs par mois! C'est trop risible, toi qui ne sais pas ce que coûte un poulet! Tu vas revenir avant quinze jours les mains vides, car ton mari est bien décidé à être sourd à toute demande de nouveau subside. — C'est bien, lui répondis-je, j'essaierai. Prête-moi pour huit jours l'appartement que tu occupes dans ta maison de Paris et garde-moi Solange jusqu'à ce que j'aie un logement. Je reviendrai effectivement bientôt.»
Mon frère fut le seul qui essaya de combattre ma résolution. Il se sentait un peu coupable du dégoût que m'inspirait ma maison. Il n'en voulait pas convenir avec lui-même, et il en convenait avec moi à son insu. Sa femme comprenait mieux et m'approuvait. Elle avait confiance dans mon courage et dans ma destinée. Elle sentait que je prenais le seul moyen d'éviter ou d'ajourner une détermination plus pénible.
Ma fille ne comprenait rien encore; Maurice n'eût rien compris si mon frère n'eût pris soin de lui dire que je m'en allais pour longtemps et que je ne reviendrais peut-être pas. Il agissait ainsi dans l'espoir que le chagrin de mon pauvre enfant me retiendrait. J'eus le cœur brisé de ses larmes, mais je parvins à le tranquilliser et à lui donner confiance en ma parole.
J'arrivai à Paris peu de temps après les scènes du Luxembourg et le procès des ministres.
CHAPITRE VINGT-SIXIEME
Manière de préface à une nouvelle phase de mon récit. — Pourquoi je ne parle pas de toutes les personnes qui ont eu de l'influence sur ma vie, soit par la persuasion, soit par la persécution. — Quelques lignes de J. — J. Rousseau sur le même sujet. — Mon sentiment est tout l'opposé du sien. — Je ne sais pas attenter à la vie des autres, et, pour cause de christianisme invétéré, je n'ai pu me jeter dans la politique de personnalités. — Je reprends mon histoire. — La mansarde du quai Saint-Michel et la vie excentrique que j'ai menée pendant quelques mois avant de m'installer. — Déguisement qui réussit extraordinairement. — Méprises singulières. — M. Pinson. — Le bouquet de Mlle Leverd. — M. Rollinat père. — Sa famille. — François Rollinat. — Digression assez longue. — Mon chapitre de l'amitié, moins beau, mais aussi senti que celui de Montaigne.
Établissons un fait avant d'aller plus loin.
Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je veux taire et non arranger ni déguiser plusieurs circonstances de ma vie. Je n'ai jamais cru avoir de secrets à garder pour mon compte vis-à-vis de mes amis. J'ai agi, sous ce rapport, avec une sincérité à laquelle j'ai dû la franchise de mes relations et le respect dont j'ai toujours été entourée dans mon milieu d'intimité. Mais vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne.
Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes dont je parlerai peu ou point.
Toutes mes affections ont été sérieuses, et pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions. Outre que ces débats d'intérieur auraient peu d'intérêt pour le lecteur, le seul fait de les présenter à son appréciation serait contraire à toute délicatesse, car je serais forcée de sacrifier parfois la personnalité d'autrui à la mienne propre.
Puis-je, cependant, pousser cette délicatesse jusqu'à dire que j'ai été injuste en de certaines occasions pour le plaisir de l'être? Là commencerait le mensonge. Et qui donc en serait dupe? Tout le monde sait, du reste, que, dans toute querelle, qu'elle soit de famille ou d'opinion,