Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney

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Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires - Constantin-François Volney


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un peuple jaloux de sa liberté, ayant préposé des agents pour administrer, ces agents s'approprièrent les pouvoirs dont ils n'étaient que les gardiens: ils employèrent les fonds publics à corrompre les élections, à s'attacher des partisans, à diviser le peuple en lui-même. Par ces moyens, de temporaires qu'ils étaient, ils se rendirent perpétuels; puis d'électifs, héréditaires; et l'État, agité par les brigues des ambitieux, par les largesses des riches factieux, par la vénalité des pauvres oiseux, par l'empirisme des orateurs, par l'audace des hommes pervers, par la faiblesse des hommes vertueux, fut travaillé de tous les inconvénients de la démocratie.

      Dans un pays, les chefs égaux en force, se redoutant mutuellement, firent des pactes impies, des associations scélérates; et se partageant les pouvoirs, les rangs, les honneurs, ils s'attribuèrent des priviléges, des immunités; s'érigèrent en corps séparés, en classes distinctes; s'asservirent en commun le peuple; et, sous le nom d'aristocratie, l'État fut tourmenté par les passions des grands et des riches.

      Dans un autre pays, tendant au même but par d'autres moyens, des imposteurs sacrés abusèrent de la crédulité des hommes ignorants. Dans l'ombre des temples, et derrière les voiles des autels, ils firent agir et parler les dieux, rendirent des oracles, montrèrent des prodiges, ordonnèrent des sacrifices, imposèrent des offrandes, prescrivirent des fondations; et, sous le nom de théocratie et de religion, les États furent tourmentés par les passions des prêtres.

      Quelquefois, lasse de ses désordres ou de ses tyrans, une nation, pour diminuer les sources de ses maux, se donna un seul maître; et alors, si elle limita les pouvoirs du prince, il n'eut d'autre désir que de les étendre; et si elle les laissa indéfinis, il abusa du dépôt qui lui était confié; et, sous le nom de monarchie, les États furent tourmentés par les passions des rois et des princes.

      Alors des factieux, profitant du mécontentement des esprits, flattèrent le peuple de l'espoir d'un meilleur maître; ils répandirent les dons, les promesses, renversèrent le despote pour s'y substituer, et leurs disputes pour la succession ou pour le partage, tourmentèrent les États des désordres et des dévastations des guerres civiles.

      Enfin, parmi ces rivaux, un individu plus habile ou plus heureux, prenant l'ascendant, concentra en lui toute la puissance: par un phénomène bizarre, un seul homme maîtrisa des millions de ses semblables contre leur gré ou sans leur aveu, et l'art de la tyrannie naquit encore de la cupidité. En effet, observant l'esprit d'égoïsme qui sans cesse divise tous les hommes, l'ambitieux le fomenta adroitement; il flatta la vanité de l'un, aiguisa la jalousie de l'autre, caressa l'avarice de celui-ci, enflamma le ressentiment de celui-là, irrita les passions de tous; opposant les intérêts ou les préjugés, il sema les divisions et les haines, promit au pauvre la dépouille du riche, au riche l'asservissement du pauvre, menaça un homme par un homme, une classe par une classe; et isolant tous les citoyens par la défiance, il fit sa force de leur faiblesse, et leur imposa un joug d'opinion, dont ils se serrèrent mutuellement les nœuds. Par l'armée, il s'empara des contributions; par les contributions, il disposa de l'armée; par le jeu correspondant des richesses et des places, il enchaîna tout un peuple d'un lien insoluble, et les États tombèrent dans la consomption lente du despotisme.

      Ainsi, un même mobile, variant son action sous toutes les formes, attaqua sans cesse la consistance des États, et un cercle éternel de vicissitudes naquit d'un cercle éternel de passions.

      Et cet esprit constant d'égoïsme et d'usurpation engendra deux effets principaux également funestes: l'un, que divisant sans cesse les sociétés dans toutes leurs fractions, il en opéra la faiblesse et en facilita la dissolution; l'autre, que tendant toujours à concentrer le pouvoir en une seule main, il occasiona un engloutissement successif de sociétés et d'États, fatal à leur paix et à leur existence commune.

      En effet, de même que dans un État, un parti avait absorbé la nation, puis une famille le parti, un individu la famille; de même il s'établit d'État à État un mouvement d'absorption, qui déploya en grand, dans l'ordre politique, tous les maux particuliers de l'ordre civil. Et une cité ayant subjugué une cité, elle se l'asservit, et en composa une province; et deux provinces s'étant englouties, il s'en forma un royaume: enfin, deux royaumes s'étant conquis, l'on vit naître des empires d'une étendue gigantesque; et dans cette agglomération, loin que la force interne des États s'accrût en raison de leur masse, il arriva, au contraire, qu'elle fut diminuée; et, loin que la condition des peuples fût rendue plus heureuse, elle devint de jour en jour plus fâcheuse et plus misérable, par des raisons sans cesse dérivées de la nature des choses....

      Par la raison qu'à mesure que les États acquirent plus d'étendue, leur administration devenant plus épineuse et plus compliquée, il fallut, pour remuer ces masses, donner plus d'énergie au pouvoir, et il n'y eut plus de proportion entre les devoirs des souverains et leurs facultés;

      Par la raison que les despotes, sentant leur faiblesse, redoutèrent tout ce qui développait la force des nations, et qu'ils firent leur étude de l'atténuer;

      Par la raison que les nations, divisées par des préjugés d'ignorance et des haines féroces, secondèrent la perversité des gouvernements; et que, se servant réciproquement de satellites, elles aggravèrent leur esclavage;

      Par la raison que la balance s'étant rompue entre les États, les plus forts accablèrent plus facilement les faibles;

      Enfin, par la raison qu'à mesure que les États se concentrèrent, les peuples, dépouillés de leurs lois, de leurs usages et des gouvernements qui leur étaient propres, perdirent l'esprit de personnalité qui causait leur énergie.

      Et les despotes, considérant les empires comme des domaines, et les peuples comme des propriétés, se livrèrent aux déprédations et aux déréglements de l'autorité la plus arbitraire.

      Et toutes les forces et les richesses des nations furent détournées à des dépenses particulières, à des fantaisies personnelles; et les rois, dans les ennuis de leur satiété, se livrèrent à tous les goûts factices et dépravés: il leur fallut des jardins suspendus sur des voûtes, des fleuves élevés sur des montagnes; ils changèrent des campagnes fertiles en parcs pour des fauves, creusèrent des lacs dans les terrains secs, élevèrent des rochers dans les lacs, firent construire des palais de marbre et de porphyre, voulurent des ameublements d'or et de diamants. Sous prétexte de religion, leur orgueil fonda des temples, dota des prêtres oiseux, bâtit, pour de vains squelettes, d'extravagants tombeaux, mausolées et pyramides. Pendant des règnes entiers, on vit des millions de bras employés à des travaux stériles: et le luxe des princes, imité par leurs parasites et transmis de grade en grade jusqu'aux derniers rangs, devint une source générale de corruption et d'appauvrissement.

      Et, dans la soif insatiable des jouissances, les tributs ordinaires ne suffisant plus, ils furent augmentés; et le cultivateur, voyant accroître sa peine sans indemnité, perdit le courage; et le commerçant, se voyant dépouillé, se dégoûta de son industrie; et la multitude, condamnée à demeurer pauvre, restreignit son travail au seul nécessaire, et toute activité productive fut anéantie.

      La surcharge rendant la possession des terres onéreuse, l'humble propriétaire abandonna son champ, ou le vendit à l'homme puissant; et les fortunes se concentrèrent en un moindre nombre de mains. Et toutes les lois et les institutions favorisant cette accumulation, les nations se partagèrent entre un groupe d'oisifs opulents et une multitude pauvre de mercenaires. Le peuple indigent s'avilit, les grands rassasiés se dépravèrent; et le nombre des intéressés à la conservation de l'État décroissant, sa force et son existence devinrent d'autant plus précaires.

      D'autre part, nul objet n'étant offert à l'émulation, nul encouragement à l'instruction, les esprits tombèrent dans une ignorance profonde.

      Et l'administration étant secrète et mystérieuse, il n'exista aucun moyen de réforme ni d'amélioration; les chefs ne régissant que par la violence et la fraude, les peuples ne virent plus en eux qu'une faction d'ennemis


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