Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney

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Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires - Constantin-François Volney


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guerre pour s'emparer de cette colonie? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de sacrifices? Qu'est-ce qu'un domaine qui n'offre point à ses maîtres de communication directe pour l'exploiter, et encore moins pour le défendre?» Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent connus: des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait si clairement prédit les suites; et, suivant l'usage, ces propos furent commentés et envenimés.

      Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut la conduite que tint le philosophe au moment de l'avènement à l'empire. Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l'espoir que la France en recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, et Volney, comme tant d'autres, crut y voir un autel sur lequel on alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d'être appelé à siéger sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu'il la considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir le sénat devenir un instrument d'oppression pour la liberté individuelle comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa réputation l'obligation d'un grand acte. Au moment même où l'on proclamait l'empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L'empereur en fut vivement irrité; mais toujours maître de lui-même quand il n'était pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère; et le lendemain, apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire à l'écart, et reprenant son ancien ton affectueux: «Qu'avez-vous fait, Volney? lui dit-il; est-ce le signal de la résistance que vous avez voulu donner? Pensez-vous que cette démission soit acceptée? Si, comme vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront prolongés tant que vous voudrez.» Quelques jours après, le sénat décréta qu'il n'accepterait la démission d'aucun de ses membres.

      Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à la campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s'y adonna particulièrement à l'étude des langues de l'Asie. Il attribuait à notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les Asiatiques et les Européens. En effet, qu'on suppose que l'usage de ces langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne tranchante de contrastes s'efface en peu de temps; les relations commerciales n'étant plus entravées par la difficulté de s'entendre, deviendraient plus fréquentes, plus directes; et bientôt s'établirait un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un rapprochement de mœurs, d'usages et d'opinions.

      Volney nous dit lui-même que le but qu'il s'est proposé en publiant son premier ouvrage intitulé Simplification des langues orientales, fut de faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l'étude; mais ce premier pas parut d'une telle importance à la Société asiatique séante à Calcutta, qu'elle s'empressa de compter Volney au nombre de ses membres. Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d'étendue au premier plan qu'il s'était tracé; et il osa entreprendre de résoudre un problème réputé jusqu'à présent insoluble, celui d'un alphabet universel au moyen duquel on pût écrire facilement toutes les langues.

      En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et magnifique ouvrage de la Description de l'Égypte; on devait y joindre une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double nomenclature arabe et française: au premier coup d'œil la chose fut jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney fut invité à faire l'application de son système; mais il n'y consentit qu'à condition qu'il serait préalablement examiné par un comité de savants; ne voulant pas, disait-il, hasarder l'honneur d'un monument public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut admis à une grande majorité.

      Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua de présenter des développements nouveaux à sa première idée philanthropique de concourir à rapprocher tous les peuples; nous avons de lui l'Hébreu simplifié, l'Alphabet européen, un Rapport sur les vocabulaires comparés du professeur Pallas, et un Discours sur l'étude philosophique des langues.

      La suppression de l'École Normale avait mis fin aux cours d'histoire que Volney avait ouverts d'une manière si brillante; mais elle n'avait pas interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens historiens. Dès 1781, il avait soumis à l'Académie, un Essai sur la chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les monuments et les traces dans les pays qu'ils avaient habités. En 1814, il publia ses Nouvelles Recherches sur l'histoire ancienne. Il y interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes par les autres, et, par un système continuel de comparaison, il parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. Peu d'historiens résistent à cette espèce d'enquête juridique; c'est dans leur propre arsenal qu'il va chercher des armes pour les combattre, et il le fait d'une manière victorieuse. Il s'attache surtout à résoudre le grand problème assyrien, et le résout à l'honneur d'Hérodote, qui est démontré l'auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet ouvrage, fruit d'un travail immense et preuve d'une érudition profonde, eût suffi pour la gloire de Volney.

      L'étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse, abrégea ses jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, et bientôt il sentit approcher sa fin; elle fut digne de sa vie.

      «Je connais l'habitude de votre profession» dit-il à son médecin trois jours avant de mourir; «mais je ne veux pas que vous traitiez mon imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort. Dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j'ai des dispositions à faire.» Le docteur paraissant hésiter: «J'en sais assez,» reprit Volney, «faites venir un notaire.»

      Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n'abandonnant pas à son dernier moment l'idée qui n'avait cessé de l'occuper pendant vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne fussent interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur ouvrage sur l'étude philosophique des langues.

      Volney mourut le 25 avril 1820; les regrets de toute la France se sont mêlés aux larmes d'une épousé, modèle de son sexe, dont la bienfaisance fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie.

      Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu'à ses talents supérieurs, Volney n'en faisait usage que pour rendre heureux tous ceux qui l'entouraient. Il se plaisait surtout à encourager et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait réclamer l'appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au plaisir d'être utile.

      Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d'une liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à Catherine: «Et moi, je m'en suis repenti,» dit-il aussitôt avec une sincérité philosophique. «Si, au lieu d'irriter ceux des rois qui avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une conduite plus modérée, la liberté n'eût pas éprouvé tant d'obstacles, ni coûté tant de sang.»

      La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mœurs ne l'abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne l'éblouirent pas un instant.


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