Leçons d'histoire. Constantin-François Volney

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Leçons d'histoire - Constantin-François Volney


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c'est à elles que nous remettons le soin de compléter vos idées sur la question de la certitude de l'histoire.

      Venons maintenant à la question de l'utilité, et la traitant selon qu'elle est posée dans le programme, considérons quelle utilité sociale et pratique l'on doit se proposer, soit dans l'étude, soit dans l'enseignement de l'histoire. Je sens bien que cette manière de présenter la question n'est point la plus méthodique, puisqu'elle suppose le fait principal déja établi et prouvé; mais elle est la plus économique de temps, par conséquent, elle-même la plus utile, en ce qu'elle abrège beaucoup la discussion; car si je parviens à spécifier le genre d'utilité que l'on peut retirer de l'histoire, j'aurai prouvé que cette utilité existe; au lieu que, si j'eusse mis en question l'existence de cette utilité, il eût d'abord fallu faire la distinction de l'histoire, telle qu'on l'a traitée, ou telle qu'elle pourrait l'être; puis la distinction entre tels et tels livres d'histoire; et peut-être eussé-je été embarrassé de prouver quelle utilité résulte de quelques-uns, même des plus accrédités, et des plus influents que l'on eût pu me citer; et par là j'eusse donné lieu d'élever et de soutenir une thèse assez piquante savoir si l'histoire n'a pas été plus nuisible qu'utile, n'a pas causé plus de mal que de bien, soit aux nations, soit aux particuliers, par les idées fausses, par les notions erronées, par les préjugés de toute espèce qu'elle a transmis et comme consacrés; et cette thèse aurait eu sur la nôtre l'avantage de s'emparer de nos propres faits, pour prouver que l'utilité n'a pas même été le but ni l'objet primitif de l'histoire; que le premier mobile des traditions grossières, de qui elle est née, fut d'une part dans les raconteurs, ce besoin mécanique qu'éprouvent tous les hommes de répéter leurs sensations, d'en retentir comme un instrument retentit de ses sons; d'en rappeler l'image, quand la réalité est absente ou perdue: besoin qui, par cette raison, est la passion spéciale de la vieillesse qui ne jouit plus, et constitue l'unique genre de conversation des gens qui ne pensent point; que, d'autre part, dans les auditeurs, ce mobile fut la curiosité, second besoin aussi naturel que nous éprouvons de multiplier nos sensations; de suppléer par des images aux réalités: besoin qui fait de toute narration un spectacle, si j'ose le dire, de lanterne magique, pour lequel les hommes les plus raisonnables n'ont pas moins de goût que les enfants; cette thèse nous rappellerait que les premiers tableaux de l'histoire, composés sans art et sans goût, ont été recueillis sans discernement et sans but; qu'elle ne fut d'abord qu'un ramas confus d'événements incohérents et surtout merveilleux, par-là même excitant davantage l'attention; que ce ne fut qu'après avoir été fixés par l'écriture, et être déjà devenus nombreux, que les faits, plus exacts et plus naturels, donnèrent lieu à des réflexions et à des comparaisons, dont les résultats furent applicables à des situations ressemblantes; et qu'enfin ce n'est que dans des temps modernes, et presque seulement depuis un siècle, que l'histoire a pris ce caractère de philosophie, qui, dans la série des événements, cherche un ordre généalogique de causes et d'effets, pour en déduire une théorie de règles et de principes propres à diriger les particuliers et les peuples vers le but de leur conservation ou de leur perfection.

      Mais, en ouvrant la carrière à de semblables questions, j'aurais craint de trop donner lieu à envisager l'histoire sous le rapport de ses inconvénients et de ses défauts; et puisqu'une critique trop approfondie peut quelquefois être prise pour de la satire; puisque l'instruction a un caractère si saint, qu'elle ne doit pas se permettre même les jeux du paradoxe, j'ai dû en écarter jusqu'aux apparences, et j'ai dû me borner à la considération d'une utilité déja existante, ou du moins d'une utilité possible à trouver.

      Je dis donc qu'en étudiant l'histoire avec l'intention et le désir d'en retirer une utilité pratique, il m'a paru en voir naître trois espèces:

      L'une applicable aux individus, et je la nomme utilité morale;

      L'autre applicable aux sciences et aux arts, je l'appelle utilité scientifique;

      La troisième, applicable aux peuples et à leurs gouvernements, je l'appelle utilité politique.

      En effet, si l'on analyse les faits dont se compose l'histoire, on les voit se diviser, comme d'eux-mêmes, en trois classes: l'une de faits individuels, ou actions des particuliers; l'autre de faits publics, ou d'ordre social et de gouvernement; et la troisième de faits d'arts et de sciences, ou d'opérations de l'esprit.

      Relativement à la première classe, chacun a pu remarquer que, lorsque l'on se livre à la lecture de l'histoire, et que l'on y cherche, soit l'amusement qui naît de la variété mobile des tableaux; soit les connaissances qui naissent de l'expérience des temps antérieurs, il arrive constamment que l'on se fait l'application des actions individuelles qui sont racontées; que l'on s'identifie en quelque sorte aux personnages, et que l'on exerce son jugement ou sa sensibilité sur tout ce qui leur arrive, pour en déduire des conséquences qui influent sur notre propre conduite. Ainsi, en lisant les faits de la Grèce et de l'Italie, il n'est point de lecteur qui n'attache un intérêt particulier à certains hommes qui y figurent; qui ne suive avec attention la vie privée ou publique d'Aristide ou de Thémistocle, de Socrate ou d'Alcibiade, de Scipion ou de Catilina, de Cicéron ou de César, et qui, de la comparaison de leur conduite et de leur destinée, ne retire des réflexions, des préceptes qui influent sur ses propres actions; et ce genre d'influence, et si j'ose le dire, de préceptorat de l'histoire, a surtout lieu dans la partie appelée biographique, ou description de la vie des hommes, soit publics, soit particuliers, dont Plutarque et Cornelius Nepos nous offrent des exemples dans leurs Hommes illustres; mais il faut convenir que, dans cette partie, l'histoire est soumise à plus d'une difficulté, et que d'abord on peut l'accuser de se rapprocher souvent du roman; car on sent que rien n'est plus difficile que de constater avec certitude et de retracer avec vérité les actions et le caractère d'un homme quelconque. Pour obtenir cet effet, il faudrait l'avoir habituellement suivi, étudié, connu, même avoir été lié assez intimement avec lui; et dans toute liaison, l'on sait combien il est difficile qu'il ne soit pas survenu, qu'il ne se soit pas mêlé des passions d'amitié ou de haine, qui dès lors altèrent l'impartialité; aussi, les ouvrages de ce genre ne sont-ils presque jamais que des panégyriques ou des satires; et cette assertion trouverait au besoin ses preuves et son appui dans bien des mémoires de nos jours, dont nous pouvons parler comme témoins bien informés sur plusieurs articles. En général, les histoires individuelles ne sauraient avoir d'exactitude et de vérité qu'autant qu'un homme écrirait lui-même sa vie, et l'écrirait avec conscience et fidélité. Or, si l'on considère les conditions nécessaires à cet effet, on les trouve difficiles à réunir, et presque contradictoires; car si c'est un homme immoral et méchant, comment consentira-t-il à publier sa honte, et quel motif aura-t-on de lui croire la probité qu'exige cet acte? Si c'est un homme très-vertueux, comment s'exposera-t-il aux inculpations d'orgueil et de mensonge que ne manqueront pas de lui adresser le vice et l'envie? Si l'on a des faiblesses vulgaires, ces faiblesses n'excluent-elles pas le courage nécessaire à les révéler? Quand on cherche tous les motifs que les hommes peuvent avoir de publier leur vie, on les voit se réduire, ou à l'amour-propre blessé qui défend l'existence physique ou morale contre les attaques de la malveillance et de la calomnie: et ce cas est le plus légitime et le plus raisonnable: ou à l'amour-propre ambitieux de gloire et de considération, qui veut manifester les titres auxquels il en est ou s'en croit digne. Telle est la puissance de ce sentiment de vanité, que, se repliant sous toutes les formes, il se cache même sous ces actes d'humilité religieuse et cénobitique, où l'aveu des erreurs passées est l'éloge indirect et tacite de la sagesse présente, et où l'effort que suppose cet aveu devient un moyen nécessaire et intéressant d'obtenir pardon, grace ou récompense, ainsi que nous en voyons un exemple saillant dans les confessions de l'évêque Augustin: il était réservé à notre siècle de nous en montrer un autre où l'amour-propre s'immolerait lui-même, uniquement par l'orgueil d'exécuter une entreprise qui n'eut jamais de modèle; de montrer à ses semblables un homme qui ne ressemble à aucun d'eux, et qui, étant unique en son genre, se dit pourtant l'homme de la nature9; comme si le sort eût voulu qu'une vie passée dans le paradoxe, se terminât par l'idée contradictoire d'arriver à l'admiration, et presqu'au culte10, par le tableau d'une suite


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Voyez le début des Confessions de J.-J. Rousseau; il n'est peut-être aucun livre où tant d'orgueil ait été rassemblé dans aussi peu de lignes que dans les dix premières.

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Il y a cette différence caractéristique entre Rousseau et Voltaire considérés comme chefs d'opinions, que si vous attaquez Voltaire devant ses partisans, ils le défendent sans chaleur, par raisonnement et par plaisanterie, et vous regardent tout au plus comme un homme de mauvais goût. Mais si vous attaquez Rousseau devant les siens, vous leur causez une espèce d'horreur religieuse, et ils vous considèrent comme un scélérat. Ayant moi-même dans ma jeunesse éprouvé ces impressions, lorsque j'en ai recherché la cause, il m'a paru que Voltaire, parlant à l'esprit plutôt qu'au cœur, à la pensée plutôt qu'au sentiment, n'échauffait l'ame d'aucune passion; et parce qu'il s'occupait plutôt de combattre l'opinion d'autrui que d'établir la sienne, il produisait l'habitude du doute plutôt que celle de l'affirmation, ce qui mène à la tolérance. Rousseau, au contraire, s'adresse au cœur plutôt qu'à l'esprit, aux affections plutôt qu'au raisonnement; il exalte l'amour de la vertu et de la vérité (sans les définir), par l'amour des femmes, si capable de faire illusion; et parce qu'il a une forte persuasion de sa droiture, il suspecte en autrui d'abord l'opinion, et puis l'intention: situation d'esprit d'où résulte immédiatement l'aversion quand on est faible, et l'intolérance persécutrice lorsque l'on est fort. Il est remarquable que parmi les hommes qui, dans ces derniers temps, ont le plus déployé ce dernier caractère, le grand nombre était ou se disait disciples et admirateurs de J.-J. Rousseau.