Les illusions musicales et la vérité sur l'expression. Johannès Weber

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Les illusions musicales et la vérité sur l'expression - Johannès Weber


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l'art musical, l'homme ne peut chercher un modèle en dehors de lui-même; s'il n'était pas né pour la musique, les gazouillements d'une fauvette ou d'un rossignol lui seraient aussi indifférents qu'ils le sont à une grive ou à un merle; et, si musicien qu'il soit, ce ne sont encore pour lui que des gazouillements. Les modulations de la voix dans le langage parlé, offrent une ébauche très rudimentaire du chant; mais les lois du rythme, de la tonalité et de l'harmonie ne peuvent tirer leur origine que du sentiment, ou plutôt du sens musical inhérent à l'homme; Berlioz dirait: de son organe musical.

      Lors même que les essais d'expliquer les lois tonales par des calculs mathématiques, n'auraient pas tous échoué, comme ils échoueront toujours, ils prouveraient peu de chose. D'autre part, c'est simplement montrer de l'ignorance que de soutenir, comme on l'a fait plus d'une fois, que la gamme moderne est affaire de convention. Ne dirait-on pas qu'elle a été confectionnée, comme ont été arrêtés certains dogmes: qu'un beau jour l'élite des musiciens s'est assemblée, a demandé au Saint-Esprit de descendre sur elle, et a décidé que la musique n'aurait désormais d'autre base que la gamme, que, dans sa sagesse, elle a proclamée la seule orthodoxe? Ou bien prétendra-t-on que c'est un pur hasard, si la gamme moderne a triomphé des gammes anciennes et des systèmes de tiers ou de quarts de ton? Ce ne serait guère autre chose que la théorie des atômes crochus appliquée à la musique.

      Notre gamme est si peu une affaire de convention qu'elle forme la base fondamentale de la musique chez toutes les nations. Je me borne à énoncer brièvement ici cette proposition que je démontrerai plus tard. Chez les peuples les plus incultes seulement, les instruments de musique ne servent guère qu'à produire un cliquetis enfantin de sons, comme Berlioz l'a cru à tort des nations orientales. Les mélodies chantées ne comprennent que quatre ou cinq sons, parfois elles ne forment qu'une sorte de hurlement modulé, mais où l'on peut distinguer des intervalles de ton et de demi-ton. Les peuples plus avancés, comme ceux que nous appelons les Orientaux, ont un système tonal et une facture instrumentale, relativement assez variée et assez riche. Partout le système tonal repose sur notre gamme diatonique ou sur des modifications de cette gamme. Les anciens Grecs aussi l'avaient prise pour point de départ; après avoir tenté des modifications dites chromatiques et enharmoniques, ils ont fini par se tenir exclusivement à la gamme diatonique. C'est l'origine du système du plain-chant qui, par suite d'éliminations et de nouvelles découvertes, a abouti à la tonalité moderne et a été absorbé en elle. Berlioz a vu juste quand, dans la dissertation citée plus haut, il dit: «Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne contenait pas la nôtre; c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de la musique antique, et, de plus, un nombre infini d'autres effets qu'elle n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.»

      L'harmonie est née au moyen âge, à la suite de tâtonnements où les éléments discordants ont été écartés peu à peu, tandis que les éléments purement harmoniques ont fini par prendre une forme, bonne encore aujourd'hui, quoique le système de tonalité soit modifié. Si compliquée que paraisse l'harmonie, elle repose toujours sur les mêmes principes simples et rationnels. Elle a contribué aussi à la réforme ou plutôt au développement de la tonalité, parce que la mélodie et l'harmonie sont intimement liées et régies par les mêmes lois tonales; la véritable mélodie n'existe qu'en vertu de ces lois et du rythme.

      Notre musique est donc le résultat d'un développement organique et progressif: l'histoire de l'art en donne la preuve incontestable. Personne ne croira sérieusement qu'un système légitimé, développé, agrandi, enrichi successivement par le génie musical, depuis Palestrina jusqu'à Bach, Mozart, Beethoven et leurs successeurs, soit un simple produit du caprice ou du hasard. D'ailleurs, s'il n'était pas dans un rapport intime avec notre nature, avec notre sens musical inné, il ne nous causerait pas des émotions plus profondes que ne nous en produit le babillage des oiseaux, pour en revenir à une comparaison dont je me suis servi.

      Mais si l'art musical appartient aux beaux-arts, du même droit que les autres, il n'en résulte pas que ses beautés, non plus que celles des autres, doivent être susceptibles d'une démonstration mathématique. Je ne vois pas comment on peut forcer un homme à avouer qu'une statue est un admirable chef-d'œuvre, si ce n'est pas son avis. S'il soutient qu'un tableau est mal conçu, que les personnages manquent de caractère et d'expression, que la couleur est fausse, que le clair-obscur est défectueux, que la perspective aérienne est mal observée, on aura beau chercher à lui démontrer le contraire, il peut fort bien persister dans son opinion. Tout au plus pourrait-on lui prouver qu'il n'y a pas d'erreur mathématique dans la perspective linéaire; mais s'il soutenait que le peintre aurait dû placer autrement son horizon, son point de vue et son point de distance, il pourrait raisonner et déraisonner à son aise, sans qu'on pût le convaincre qu'il a tort.

      La musique, d'ailleurs, n'est pas sujette à la mode, comme on l'a dit. Il existe beaucoup de mélodies et d'œuvres fort anciennes qui n'ont rien perdu de leur valeur. On peut affirmer aussi, avec assez de certitude, que les symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven ne vieilliront pas. Je parle de celles où le génie des maîtres se manifeste dans sa plénitude. C'est l'opéra qui est particulièrement sujet aux variations du goût du public, et l'on en peut conclure que ce doit être un peu la faute de l'opéra lui-même. Rien n'est plus facile que de dresser une liste d'œuvres prônées, admirées d'abord, puis dédaignées et oubliées, depuis le temps de Lully jusqu'à celui de Meyerbeer, de Verdi et de Gounod. Le pire, c'est qu'on n'en devient pas plus raisonnable, ou si vous aimez mieux, plus réservé et plus circonspect. La querelle des Lullistes et des Ramistes, la guerre des Bouffons, la lutte acharnée entre les Gluckistes et les Piccinistes se sont renouvelées plus d'une fois pour des sujets différents, mais avec autant de passion; il en sera sans doute encore longtemps, peut-être toujours ainsi. Je me propose d'examiner ici les causes de ces divergences, de ces variations, de ces discussions plus ou moins sérieuses, plus ou moins violentes. Parmi ces causes, il y en a qui sautent aux yeux de tout le monde, mais il en est d'autres qui touchent aux questions les plus délicates de l'esthétique. Il ne s'agit pas seulement de savoir comment le public peut se tromper, mais encore comment les compositeurs et les critiques eux-mêmes se font souvent illusion; car je ne m'occupe que des erreurs commises de bonne foi; la mauvaise foi est jugée par les lois de l'honnêteté.

      II

      ERREURS CAUSÉES PAR L'IGNORANCE, L'HABITUDE OU LA PRÉVENTION

      On a souvent discuté sur la hiérarchie des beaux-arts, et toujours on a résolu la question à la façon de M. Josse du Bourgeois gentilhomme. Les musiciens seuls se sont bornés à réclamer une place au soleil pour leur art à côté des autres, place qu'on leur a disputée bien des fois en mettant la musique au dernier rang. Il est plus rationnel de reconnaître à chaque art une nature propre, selon les moyens qu'il emploie, d'assigner à tous les beaux-arts un même but et d'examiner les lois qui leur sont communes. Une de ces lois, c'est que tous les arts, pour être compris, demandent un certain degré de culture intellectuelle. La poésie est sans doute le plus répandu de tous; les arts du dessin ne sont que des arts d'utilité et d'ornement, excepté chez les nations où les Raphaël, les Poussin, les Rubens, les Holbein ont trouvé des admirateurs et des successeurs. Et puis, une simple image d'Épinal, une peinture grossière peut faire la joie, non seulement des enfants, mais encore d'une foule de grandes personnes. Visitez les musées, vous verrez que ce n'est pas devant les meilleurs tableaux que s'arrêtent la plupart des passants, mais devant ceux qui frappent le plus leur attention, par les dimensions de la toile, par le sujet, par les groupes des personnages, par l'éclat de la couleur. Je laisse à mes lecteurs de développer ces considérations; ils en feront facilement l'application à la musique. Mais ce n'est pas tout. Nous sommes habitués dès notre enfance à l'usage du langage parlé, qui est l'instrument de la poésie; nous voyons aussi, dès notre enfance, des personnages, des figures humaines, des animaux, des édifices, des arbres, des paysages, etc. Au contraire, notre première éducation musicale ne se fait d'habitude que par quelques chansons; pour le plus grand nombre des gens, surtout à la campagne, la musique se réduit même, toute leur vie, presque uniquement à des chansons, des chants d'église et de la musique de danse. Les chœurs d'orphéons peuvent compter parmi les chansons.

      Dans les villes, les


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