Le Tour du Monde; Dauphiné. Various

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Le Tour du Monde; Dauphiné - Various


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prendre. Il me montra de la main les montagnes qui s'élevaient à notre droite et qui paraissaient en effet d'un abord relativement facile.

      «Combien de temps nous faudra-t-il, lui dis-je alors, pour arriver au sommet de Belledonne en faisant ce long détour que vous m'indiquez?

      –Une heure et demie, me répondit-il.

      –C'est bien long. Pourquoi ne monterions-nous pas en suivant la ligne droite?

      –La pente est trop roide.»

      Il s'agissait en effet de gravir une pente de quarante-cinq degrés environ, recouverte d'une couche épaisse de cette neige grenue et durcie qui n'est plus de la neige à proprement parler, mais qui n'est pas encore de la glace et qu'on appelle dans les Alpes le nevé.

      «Essayons.

      –Je n'oserais pas y conduire des voyageurs. Ce serait une trop grande responsabilité.

      –Si les voyageurs vous y conduisent, les suivrez-vous?

      –Peut-être.»

      J'avais exploré assez de glaciers dans les Alpes de la Suisse, de la Savoie et du Tyrol pour savoir que je ne courais aucun danger en tentant de gravir cette pente de neige un peu trop roide. Puisque ce n'était pas un glacier, il n'y avait aucune crevasse à redouter. D'ailleurs, avec une pareille inclinaison, les crevasses, étant toujours visibles, sont faciles à éviter. Le seul risque auquel on s'exposait était une chute. Or on peut tomber partout si l'on manque de prudence ou de solidité. Mon parti fut bientôt pris. J'en avertis mon compagnon qui n'hésita pas à me suivre. En me voyant si résolu, Marquet hocha la tête et s'assit sur un bloc de rocher.

      Le nevé se trouvait dans d'excellentes conditions; il n'était ni trop dur ni trop ramolli. En y enfonçant quatre ou cinq fois de suite avec vigueur l'extrémité de mon gros soulier ferré, je formais facilement un degré qui offrait toute la solidité désirable. Mon compagnon n'avait qu'à monter cet escalier improvisé que je traçais parfois en zigzag pour diminuer la roideur de la pente. Nous nous élevions rapidement, et déjà nous avions atteint la moitié environ de la rampe, lorsque Marquet se décida à profiter de mon chemin. Il fut bientôt auprès de nous, c'est-à-dire derrière nous. Nous arrivâmes ainsi à la file, non sans fatigue mais sans accident, sur un vaste plateau de nevé en pente douce, d'où une demi-heure nous suffit pour nous élever jusqu'à celui des pics de Belledonne que couronne une croix de bois. Le grand pic, haut de quelques mètres seulement au-dessus du point où nous étions parvenus, est si escarpé qu'aucun être humain n'a pu le gravir.

      Quelques nuages avaient malheureusement, pendant la dernière partie de notre ascension, monté du fond des vallées sur un certain nombre de sommités qu'ils nous cachaient. Toutefois le panorama que nous découvrions encore répondait entièrement à nos espérances. J'en connais peu de plus grand, de plus varié, de plus beau. Un pareil tableau ne saurait ni se peindre ni se décrire. Je ne ferai donc pas ici une tentative inutile. J'indiquerai seulement en quelques lignes les points les plus importants ou les plus éloignés qu'embrassaient nos regards.

      Au-dessous de nous, dans la direction du nord-ouest, s'enfonçait un véritable glacier, aux pentes escarpées, sillonné de crevasses, et descendant jusqu'à un petit lac—le lac blanc—dont les eaux arrosent le sauvage et pittoresque vallon de Mury; puis, au-dessus de la grande vallée du Graisivaudan se redressait avec un élan superbe le curieux massif auquel la Grande Chartreuse a donné son nom. Nous en reconnaissions aisément tous les pics principaux; le Casque de Néron, la Pinéa, Chamechaude, le Grand Som, la Dent de Crolles, le Granier. Entre ces deux dernières montagnes, apparaissait le lac du Bourget, dominé à gauche par la chaîne du Mont-du-Chat, à droite par la Dent de Nivolet et le massif des Beauges. Des brumes nous dérobaient la vue du Jura, de la vallée du Rhône et de Lyon. Mais, à la droite des Beauges le Mont-Blanc, qui nous montrait sa plus haute cime et les Aiguilles Verte et du Dru, cachait dans les nuages ses autres Aiguilles. Les montagnes de la Suisse, du Piémont et de la Savoie comprises entre le Mont-Blanc et les Grandes Rousses étaient trop enveloppées de nuages pour que nous pussions bien distinguer leurs profils, et parvenir à les reconnaître. M. Antonin Macé, qui a été plus heureux que nous1, croit avoir vu le Mont-Rose et le Saint-Gothard, le Grand Saint-Bernard, le Mont-Iseran, le Petit Saint-Bernard, le Mont-Thabor et le Mont-Cenis. Je serais désolé de le contredire, car il fait autorité. Cependant il m'est difficile d'admettre que, du sommet de Belledonne, on aperçoive le massif du Saint-Gothard. À l'est, au contraire, le ciel était encore libre de nuages. Nous dominions la vallée de l'Eau-d'Olle au fond de laquelle se tapissaient quelques hameaux, et la vallée de l'Oisans; mais, ce que j'admirais surtout, parce que ce grand et magnifique spectacle était complètement inattendu, c'étaient les glaciers des Grandes Rousses qui nous faisaient face quand nous nous retournions du côté de l'est ou du sud-est. Leur étendue m'étonnait; rarement, même en Suisse, j'avais eu sous les yeux une masse aussi imposante de glaciers. Plus au sud, le massif du Pelvoux, non moins richement couvert de neiges et de glaces éternelles, attirait et retenait également notre attention. Enfin, en continuant à nous tourner du sud à l'ouest, nous cherchions et nous parvenions à distinguer, au milieu d'un monde de montagnes inconnues, Taillefer, le Mont-Aurousse, l'Obiou, le Mont-Aiguille à la forme si caractéristique (voir la gravure de la page 380), le Grand Veymont, la Moucherolle, le massif de Saint-Nizier, les chaînes de l'Ardèche, du Vivarais, du Forez....

      Oui, l'homme est trop petit, ce spectacle l'écrase;

      Il sent, dans les transports de sa première extase,

      Sa raison s'égarer.

      En vain il veut parler, sa voix tremblante expire;

      Ébloui, haletant, il regarde, il admire,

      Et se prend à pleurer.

IILe Dauphiné

      L'ascension de Belledonne est donc, comme le récit qui précède essaye de le prouver, l'une des courses les plus intéressantes que les touristes puissent entreprendre dans toute la chaîne des Alpes. Sans aucun danger, facile même, elle montre les hautes montagnes sous tous leurs aspects, depuis la région des vignes jusqu'à celle des neiges éternelles, avec leurs climats de la Provence et de la Sibérie, leurs cultures aussi variées que leurs climats, leurs forêts d'essences diverses, leurs pâturages d'été, leurs rochers sillonnés par la foudre, leurs torrents impétueux, leurs lacs suspendus au-dessus des abîmes, leurs solitudes glacées. C'est là un tableau complet, d'autant plus admirable qu'un très-petit nombre de pics offrent un panorama aussi étendu et aussi beau. Cependant l'ascension de Belledonne était bien rarement faite à l'époque où je résolus de la tenter; aucun ouvrage publié, soit à Paris, soit dans le Dauphiné, ne la recommandait ou ne l'indiquait, et les voyageurs qui allaient de Grenoble à Chambéry, ignoraient même, en traversant la vallée du Graisivaudan, le nom de cette remarquable montagne; ils couraient où court toujours la foule, qui n'aime pas les aventures nouvelles, aux pics de la Savoie ou de la Suisse, dont la réputation était déjà plus qu'européenne. Depuis 1853, il est vrai, grâce surtout à MM. Maisonville, l'intelligent éditeur de la Revue des Alpes, et Antonin Macé, professeur d'histoire à la faculté des lettres de Grenoble2, Belledonne, enfin mieux connue, est plus souvent visitée; mais sa renommée n'a guère dépassé les limites de la province dont elle sera toujours l'une des principales merveilles. Le Righi, ou telle autre montagne de la Suisse, est au contraire aussi célèbre sur les bords du Mississippi, de l'Amazone, du Gange ou du Volga, que sur les rives de la Tamise ou de la Seine.

      Je visitais un jour l'établissement thermal de la Motte sous la conduite d'un vieux médecin qui se montrait fort peu satisfait des impressions que trahissaient ma physionomie et mon langage. Son mécontentement était tel qu'il était prêt à dépasser les bornes de la politesse.

      «Mais enfin, monsieur, me criait-il aux oreilles d'un ton aigre et ironique dont le sens caché ne m'échappait pas, comment voulez-vous juger notre vallée en vous bornant à la traverser? Il faudrait pour la connaître y passer au moins huit jours.... Ce pays-ci, monsieur, ajouta-t-il (en donnant à sa voix un accent qui signifiait, je le compris fort


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<p>1</p>

Le pic de Belledonne. Grenoble, Maisonville. 1858.