Isidora. George Sand
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Je n'ai songé à m'informer ni de sa position à l'égard du monde, ni des circonstances de sa vie privée, ni même du nom qu'elle porte; je sais seulement qu'elle s'appelle Julie, comme l'amante de Saint-Preux. Que m'importe tout le reste, tout ce qui n'est pas vraiment elle-même? J'en sais plus long sur son compte que tous ceux qui la fréquentent; je connais son âme, et je vois bien à ses discours et à ses nobles plaintes que nul autre que moi ne l'apprécie. Une telle femme n'a pas sa place dans la société présente, et il n'y en a pas d'assez élevée pour elle. Oh! du moins elle aura dans mon coeur et dans mes pensées celle qui lui convient! Depuis huit jours je me suis tellement réconcilié avec ma solitude, que je m'y suis retranché comme dans une citadelle; je ne regarde même plus la femme ignoble qui me sert, de peur de reposer ma vue sur la laideur morale et physique, et de perdre le rayon divin dont s'illumine autour de moi le monde idéal. Je voudrais ne plus entendre le son de la voix humaine, ne plus aspirer l'air vital hors des heures que je ne puis passer auprès d'elle. Oh! Julie! je me croyais philosophe, je me croyais juste, je me croyais homme, et je ne vous avais pas rencontrée!
CAHIER N° 1. TRAVAIL.
DE L'AMOUR.
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CAHIER N° 2. JOURNAL.
15 janvier.
Je ne croyais pas qu'un homme aussi simple et aussi retiré que moi dût jamais connaître les aventures, et pourtant en voici deux fort étranges qui m'arrivent en peu de jours, si toutefois je puis appeler du nom léger d'aventure ma rencontre romanesque et providentielle avec l'admirable Julie.
Hier soir, j'avais été appelé pour une affaire à la Chaussée-d'Antin, et je revenais assez tard. J'étais entré, chemin faisant, dans un cabinet de lecture pour feuilleter un ouvrage nouveau, dont le titre exposé à la devanture m'avait frappé. Je m'étais oublié là à parcourir plusieurs autres ouvrages assez frivoles, dans lesquels j'étudiais avec une triste curiosité les tendances littéraires du moment; si bien que minuit sonnait quand je me suis trouvé devant l'Opéra. C'était l'ouverture du bal, et, ralentissant ma marche, j'observais avec étonnement cette foule de masques noirs, de personnages noirs, hommes et femmes, qui se pressaient pour entrer. Il y avait quelque chose de lugubre dans cette procession de spectres qui couraient à une fête en vêtements de deuil1. Heurté et emporté par une rafale tumultueuse de ces êtres bizarres, je me sens saisir le bras, et la voix déguisée d'une femme me dit à l'oreille: «On me suit. Je crains d'avoir été reconnue. Prêtez-moi le bras pour entrer; cela donnera le change à un homme qui me persécute.»
Note 1: (retour) Le journal de Jacques Laurent est daté de 183x, époque à laquelle les dominos étaient seuls admis au bal de l'Opéra. On n'y dansait pas.
—Je veux bien vous rendre ce service, ai-je répondu, bien que je n'entende rien à ces sortes de jeux.
—Ce n'est pas un jeu, reprit le domino noir à noeuds roses, qui s'attachait à mon bras et qui m'entraînait rapidement vers l'escalier; je cours de grands dangers. Sauvez-moi.
J'étais fort embarrassé; je n'osais refuser, et pourtant je savais qu'il fallait payer pour entrer. Je craignais de n'avoir pas de quoi; mais nous passâmes si vite devant le bureau, que je n'eus pas même le temps de voir comment j'étais admis. Je crois que le domino paya lestement pour deux sans me consulter. Il me poussa avec impétuosité au moment où j'hésitais, et nous nous trouvâmes à l'entrée de la salle avant que j'eusse eu le temps de me reconnaître.
L'aspect de cette salle immense, magnifiquement éclairée, les sons bruyants de l'orchestre, cette fourmilière noire qui se répandait comme de sombres flots, dans toutes les parties de l'édifice, en bas, en haut, autour de moi; les propos incisifs qui se croisaient à mes oreilles, tous ces bouquets, tous ces masques semblables, toutes ces voix flûtées qui s'imitent tellement les unes les autre, qu'on dirait le même être mille fois répété dans des manifestations identiques; enfin, cette cohue triste et agitée, tout cela me causa un instant de vertige et d'effroi. Je regardai ma compagne. Son oeil noir et brillant à travers les trous de son masque, sa taille informe sous cet affreux domino qui fait d'une femme un moine, me firent véritablement peur, et je fus saisi d'un frisson involontaire. Je croyais être la proie d'un rêve, et j'attendais avec terreur quelque transformation plus hideuse encore, quelque bacchanale diabolique.
Nous avions apparemment échappé au danger réel ou imaginaire qui me procurait l'honneur de l'accompagner, car elle paraissait plus tranquille, et elle me dit d un ton railleur: «Tu fais une drôle de mine, mon pauvre chevalier. Vraiment, tu es le chevalier de la triste figure!
—Vous devez avoir furieusement raison, beau masque, lui répondis-je, car, grâce à vous, c'est la première fois que je me trouve à pareille fête. Maintenant vous n'avez plus besoin de moi, permettez moi de vous souhaiter beaucoup de plaisir et d'aller à mes affaires.
—Non pas, dit-elle, tu ne ne quitteras pas encore, tu m'amuses.
—Grand merci, mais...
—Je dirai plus, tu m'intéresses. Allons, ne fais pas le cruel, et crains d'être ridicule. Si tu me connaissais, tu ne serais pas fâché de l'aventure.
—Je ne suis pas curieux, permettez que je...
—Mon pauvre Jacques, tu es d'une pruderie révoltante. Cela prouve un amour propre insensé. Tu crois donc que je te fais la cour? Commence par t'ôter cela de l'esprit, toi qui en as tant! Je ne suis pas éprise de toi le moins du monde, quoique tu sois trop joli garçon pour un pédant!
—A ce dernier mot, je vois bien que j'ai l'honneur d'être parfaitement connu de vous.
—Voilà de la modestie, à la bonne heure! Certes, je te connais, et je sais ton goût pour la botanique. Ne t'ai-je pas vu entrer dans une certaine serre où, depuis quinze jours, tu étudies le camélia avec passion?
—Qu'y trouvez-vous à redire?
—Rien. La dame du logis encore moins, à ce qu'il paraît?
—Vous êtes sans doute sa femme de chambre?
—Non, mais son amie intime.
—Je n'en crois rien. Vous parlez comme une soubrette et non pas comme une amie.
—Tu es grossier, chevalier discourtois! Tu ne connais pas les lois du bal masqué, qui permettent de médire des gens qu'on aime le mieux.
—Ce sont de fâcheux et stupides usages.
—Ta colère me divertit. Mais sais-tu ce que j'en conclus?
—Voyons!
—C'est que tu voudrais, en jouant la colère, me faire croire qu'il y a quelque chose de plus sérieux entre cette dame et toi que des leçons de botanique.
—Sérieux? Oui, sans doute, rien n'est plus sérieux que le respect que je lui porte.
—Ah! tu la croîs donc bien vertueuse?
—Tellement, que je ne puis souffrir d'entendre parler d'elle en ce lieu, et d'en parler moi-même à une personne que je ne connais pas, et qui...
—Achève! «Et dont tu n'as pas très-bonne opinion jusqu'à présent?»
—Que vous importe, puisque vous venez ici pour provoquer et braver la liberté des paroles?
—Tu es fort aigre. Je vois