Valvèdre. George Sand

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Valvèdre - George Sand


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endormi, j'ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe! Si j'avais eu une potence à mon service, je l'aurais envoyée à ce M. de Valvèdre, que Dieu bénisse! Le connaissez-vous?

      —Pas encore. Et vous?

      —Je ne le connais que de réputation; on parle beaucoup de lui à Genève, où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus brillants que ça! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré de brillants qu'il portait à son petit doigt.

      —Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.

      —La souhaitez-vous? Je vous la cède pour ce qu'elle m'a coûté.

      —Merci, je n'en saurais que faire.

      —Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein?

      —Ma maîtresse? Je n'en ai pas!

      —Ah bah! vraiment? Vous avez tort.

      —Je me corrigerai.

      —Je n'en doute pas; mais cette bague-là peut hâter l'heureux moment.

       Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.

      —Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.

      —Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.

       Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.

      —Vous êtes bijoutier?

      —Non, je suis riche.

      —C'est un joli état; mais j'en ai un autre.

      —Il n'y a point de joli état, si vous êtes pauvre.

      —Pardonnez-moi, je suis libre!

      —Alors vous avez de l'aisance, car, avec la misère, il n'y a qu'esclavage. J'ai passé par là, moi qui vous parle, et j'ai manqué d'éducation; mais je me suis un peu refait à mesure que j'ai surmonté le mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvèdre? C'est un singulier couple, à ce qu'on dit. Une femme ravissante, une vraie femme du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers! Vous jugez…

      Ici, le juif fit quelques plaisanteries d'assez mauvais goût, mais dont je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m'étant pas directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui prêtait la chronique génevoise. J'appris par lui que cette dame paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que son mari lui avait acheté, vers le lac Majeur, une villa d'où il exigeait qu'elle ne sortît point sans sa permission.

      —Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu'elle se ménage quelques échappées quand il n'est pas là… et il n'y est jamais: mais il lui a donné pour surveillante une vieille soeur à lui, qui, sous prétexte de soigner les enfants,—il y en a quatre ou cinq,—fait en conscience son métier de geôlière.

      —Je vois que vous plaignez beaucoup l'intéressante captive. Peut-être la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d'hôte?

      —Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai jamais parlé, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manqué; mais patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, à moins que ce jeune homme qui voyage avec le mari… Je l'ai aperçu hier au soir, M. Obernay, je crois, le fils d'un professeur…

      —C'est mon ami.

      —Je ne demande pas mieux; mais je dis qu'il est beau garçon et qu'on n'est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours la femme du patron, c'est dans l'ordre!

      —Vous êtes un esprit fort, très-sceptique.

      —Pas fort du tout, mais méfiant en diable; sans quoi, la vie ne serait pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste, quand on n'est pas vertueux soi-même! Est-ce que vous avez la prétention?…

      —Je n'en ai aucune.

      —Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos passions et n'en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages conseils, moi!

      —Vous êtes bien bon.

      —Oui, oui, vous vous moquez; mais ça m'est égal. Vos sourires n'ôteront pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j'ai perdues ou mal employées.

      —Vous êtes philosophe!

      —Excessivement, mais un peu trop tard. J'ai vécu beaucoup depuis que je puis me passer mes fantaisies, et j'en suis puni par la diminution du sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J'ai des jours où je ne sais plus que faire pour m'amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un cigare? Nous regarderons ce fameux mont Rose; on dit que c'est si joli! Je l'ai regardé hier tout le long du voyage; je l'ai trouvé pareil à toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes; mais peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu'est-ce qu'il y a de différent et qu'est-ce qu'il y a de beau selon vous? Je ne demande qu'à admirer, moi; je n'ai été élevé ni en poëte, ni en artiste; mais j'aime le beau, et j'ai des yeux comme un autre.

      Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald, que, tout en fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui expliquer la beauté du mont Rose. Il m'écouta avec son bel oeil juif, clair et avide, fixé sur moi. Il eut l'air de comprendre et de goûter mon enthousiasme; après quoi, il reprit tout à coup son air de bonhomie railleuse et me dit:

      —Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me prouver qu'il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse blanche. Il n'y a rien de bête comme le blanc, et c'est presque aussi triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamants sur ces glaces: pour moi, je vous confesse que je n'en vois pas un seul, et je suis sûr d'en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de vingt-cinq ou trente lieues carrées n'en montre sur toute sa surface; mais je suis content de m'en être assuré: vous m'avez prouvé une fois de plus que l'imagination des gens cultivés peut faire des miracles, car vous avez dit les plus jolies choses du monde sur cette chose qui n'est pas jolie du tout. Je voudrais pouvoir en retenir quelque bribe pour la réciter dans l'occasion; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop positif, et je ne trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi. Voilà pourquoi je me garde de l'enthousiasme; c'est un joyau qu'il faut savoir porter, et qui sied mal aux gens de mon espèce. Moi, j'aime le réel; c'est ma fonction; j'aime les diamants fins et ne puis souffrir les imitations, par conséquent les métaphores.

      —C'est-à-dire que je ne suis qu'un chercheur de clinquant, et que vous… vous êtes bijoutier, ne le niez pas! Toutes vos paroles vous y ramènent.

      —Je ne suis pas un bijoutier; je n'ai ni l'adresse, ni la patience, ni la pauvreté nécessaires.

      —Mais autrefois, avant la richesse?

      —Autrefois, jamais je n'ai eu d'état manuel. Non, c'est trop bête; je n'ai pas eu d'autre outil que mon raisonnement pour me tirer d'affaire. Les fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s'amusent à produire, à confectionner ou à créer, mais bien dans celles qui ne touchent à rien. Il y a trois races d'hommes, mon cher: ceux qui vendent, ceux qui achètent et ceux qui servent de lien entre les uns et les autres. Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers dans l'échelle des êtres.

      —C'est-à-dire que celui qui les rançonne est le roi de son siècle?

      —Eh!


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