Madame Chrysanthème. Pierre Loti

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Madame Chrysanthème - Pierre Loti


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bien au Jardin-des-Fleurs? dis-je, inquiet de savoir si j'ai été compris.

      —Oui, oui, fait le djin, c'est là-haut et c'est tout près.

      Le chemin tourne, devient encaissé et sombre. D'un côté, la paroi de la montagne, toute tapissée de fougères mouillées; de l'autre, une grande maison de bois, presque sans ouvertures et d'un mauvais aspect: c'est là que mon djin s'arrête.

      Comment, cette maison sinistre, le Jardin-des-Fleurs?—Il prétend que oui, l'air très sûr de son fait. Nous frappons à une grosse porte qui aussitôt glisse dans ses rainures et s'ouvre.—Alors deux petites bonnes femmes apparaissent, drôlettes, presque vieillottes; mais ayant conservé des prétentions, cela se voit tout de suite; tenues de potiche très correctes, mains et pieds d'enfant.

      A peine m'ont-elles vu, qu'elles tombent à quatre pattes, le nez contre le plancher. Ah! mon Dieu, qu'est-ce qui leur arrive?—Rien du tout, c'est simplement le salut de grande cérémonie qui se fait ainsi; je n'en avais point l'habitude encore. Les voilà relevées, s'empressant à me déchausser (on n'entre jamais avec ses souliers dans une maison nipponne), à essuyer le bas de mon pantalon, à toucher si mes épaules ne sont pas trempées.

      Ce qui frappe dès l'abord, dans ces intérieurs japonais, c'est la propreté minutieuse, et la nudité blanche, glaciale.

      Sur des nattes irréprochables, sans un pli, sans un dessin, sans une souillure, on me fait monter au premier étage, dans une grande pièce où il n'y a rien, absolument rien. Les murs en papier sont composés de châssis à coulisse, pouvant rentrer les uns dans les autres, au besoin disparaître,—et tout un côté de l'appartement s'ouvre en véranda sur la campagne verte, sur le ciel gris. Comme siège, on m'apporte un carreau de velours noir, et me voilà assis très bas au milieu de cette pièce vide où il fait presque froid,—les deux petites bonnes femmes (qui sont les servantes de la maison et les miennes très humbles) attendant mes ordres dans des postures de soumission profonde.

      C'est incroyable que cela signifie quelque chose, ces mots baroques, ces phrases que j'ai apprises là-bas, pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et de grammaire, mais sans conviction aucune.—Il paraît bien que si, pourtant; on me comprend tout de suite.

      Je veux d'abord parler à ce monsieur Kangourou, qui est interprète, blanchisseur et agent discret pour grands mariages.—C'est parfait; on le connaît, on va sur l'heure me l'aller quérir, et l'aînée des servantes prépare dans ce but ses socques de bois, son parapluie de papier.

      Ensuite, je veux qu'on m'apporte une collation bien servie, composée de choses japonaises raffinées.—De mieux en mieux; on se précipite aux cuisines pour commander cela.

      Enfin je veux qu'on serve du thé et du riz à mon djin qui m'attend en bas;—je veux, je veux beaucoup de choses, mesdames les poupées, je vous les dirai à mesure, posément, quand j'aurai eu le temps de rassembler mes mots.... Mais, plus je vous regarde, plus je m'inquiète de ce que va être ma fiancée de demain.—Presque mignonnes, je vous l'accorde, vous l'êtes,—à force de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature; mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelot d'étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi....

      ...Je commence à comprendre que je suis arrivé dans cette maison à un moment mal choisi. Il s'y passe quelque chose qui ne me regarde pas, et je gêne.

      Dès l'abord, j'aurais pu deviner cela, malgré la politesse excessive de l'accueil—car je me rappelle à présent, pendant qu'on me déchaussait en bas, j'ai entendu des chuchotements au-dessus de ma tête, puis un bruit de panneaux que l'on faisait courir très vite dans leurs glissières; évidemment c'était pour me cacher ce que je ne devais pas voir; on improvisait pour moi l'appartement où je suis,—comme, dans les ménageries, on fait un compartiment séparé à certaines bêtes pendant la représentation.

      Maintenant on m'a laissé seul, tandis que mes ordres s'exécutent, et je tends l'oreille, accroupi comme un Bouddha sur mon coussin de velours noir, au milieu de la blancheur de ces nattes et de ces murs.

      Derrière les cloisons de papier, des voix fatiguées, qui semblent nombreuses, parlent tout bas. Puis un son de guitare et un chant de femme s'élèvent, plaintifs, assez doux, dans la sonorité de cette maison nue, dans la mélancolie de ce temps de pluie.

      Par la véranda toute grande ouverte, ce que l'on voit est bien joli, je le reconnais; cela ressemble à un paysage enchanté. Des montagnes admirablement boisées, montant haut dans le ciel toujours sombre, y cachant les pointes de leurs cimes, et, perché dans les nuages, un temple. L'air a cette transparence absolue, les lointains cette netteté qui suivent les grandes averses; mais une voûte épaisse, encore chargée d'eau, reste tendue au-dessus de tout, et, sur les feuillages des bois suspendus, il y a comme de gros flocons de ouate grise qui se tiennent immobiles. Au premier plan, en avant et en bas de toutes ces choses presque fantastiques, est un jardin en miniature—où deux beaux chats blancs se promènent, s'amusent à se poursuivre dans les allées d'un labyrinthe lilliputien, en secouant leurs pattes parce que le sable est plein d'eau. Le jardin est maniéré au possible: aucune fleur, mais des petits rochers, des petits lacs, des arbres nains taillés avec un goût bizarre; tout cela, pas naturel, mais si ingénieusement composé, si vert, avec des mousses si fraîches!...

      Un grand silence au dehors, dans ces campagnes mouillées que je domine; un calme absolu, jusque là-bas dans les fonds du décor immense. Mais la voix de femme, derrière le mur de papier, chante toujours avec une extrême douceur triste; la guitare qui l'accompagne a des notes graves, un peu lugubres....

      Tiens!... cela s'accélère à présent,—et on dirait même que l'on danse!

      Tant pis! Je vais essayer de regarder entre les châssis légers,—par une fente que j'aperçois là-bas.

      Oh! le spectacle singulier: évidemment de jeunes élégants de Nagasaki en train de faire la grande fête clandestine! Dans un appartement aussi nu que le mien, ils sont là une douzaine assis en rond par terre; longues robes en coton bleu à manches pagodes, longs cheveux gras et plats surmontés d'un chapeau européen de forme melon; figures niaises, jaunes, épuisées, exsangues. A terre, une quantité de petits réchauds, de petites pipes, de petits plateaux de laque, de petites théières, de petites tasses;—tous les accessoires et tous les restes d'une orgie japonaise ressemblant à une dînette d'enfants. Et, au milieu du cercle de ces dandies, trois femmes très parées, autant dire trois visions étranges: robes de couleurs pâles et sans nom, brodées de chimères d'or; grands chignons arrangés avec un art inconnu, piqués d'épingles et de fleurs. Deux sont assises et me tournent le dos: l'une tenant la guitare; l'autre, celle qui chante de cette voix si douce;—elles sont exquises de pose, de costume, de cheveux, de nuque, de tout, ainsi vues furtivement par derrière, et je tremble qu'un mouvement ne me montre leur visage qui sans doute me désenchantera. La troisième est debout et danse devant cet aréopage d'imbéciles, devant ces chapeaux melon et ces cheveux plats.... Oh! quelle épouvante quand elle se retourne! Elle porte sur la figure le masque horrible, contracté, blême, d'un spectre ou d'un vampire.... Le masque se détache et tombe.... Elle est un amour de petite fée, pouvant bien avoir douze ou quinze ans, svelte, déjà coquette, déjà femme,—vêtue d'une longue robe de crépon bleu nuit, ombré, avec une broderie représentant des chauves-souris grises, des chauves-souris noires, des chauves-souris d'or....

      Des pas dans l'escalier, des pieds de femme, légers, déchaussés, froissant les nattes blanches.... Sans doute le premier service de mon lunch que l'on m'apporte.—Vite je retombe immobile, fixe, sur mon coussin de velours noir.

      Elles sont trois maintenant, trois servantes qui arrivent à la file, avec des sourires et des révérences. L'une me présente le réchaud et la théière; l'autre, des fruits confits dans de délicieuses petites assiettes; l'autre encore, des choses indéfinissables sur des bijoux de petits plateaux. Et elles s'accroupissent devant moi par terre, déposant à mes pieds toute cette dînette.

      A ce moment, j'ai une impression de Japon assez charmante; je me sens entré en plein dans ce petit monde imaginé, artificiel,


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