Pêcheur d'Islande. Pierre Loti

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Pêcheur d'Islande - Pierre Loti


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Groupes de marins se donnant le bras, zigzaguant dans les rues, par habitude de rouler et par commencement d'ivresse, jetant aux femmes des regards plus vifs après les longues continences du large. Groupes de filles en coiffes blanches de nonnain, aux belles poitrines serrées et frémissantes, aux beaux yeux remplis des désirs de tout un été. Vieilles maisons de granit enfermant ce grouillement de monde; vieux toits racontant leurs luttes de plusieurs siècles contre les vents d'ouest, contre les embruns, les pluies, contre tout ce que lance la mer; racontant aussi les histoires chaudes qu'ils ont abritées, des aventures anciennes d'audace et d'amour.

      Et un sentiment religieux, une impression de passé, planant sur tout cela, avec un respect du culte antique, des symboles qui protègent, de la Vierge blanche et immaculée. A côté des cabarets, l'église au perron semé de feuillages, tout ouverte en grande baie sombre, avec son odeur d'encens, avec ses cierges dans son obscurité, et ses ex-voto de marins partout accrochés à la sainte voûte. A côté des filles amoureuses, les fiancées de matelots disparus, les veuves de naufragés, sortant des chapelles des morts, avec leurs longs châles de deuil et leurs petites coiffes lisses; les yeux à terre, silencieuses, passant au milieu de ce bruit de vie, comme un avertissement noir. Et là tout près, la mer toujours, la grande nourrice et la grande dévorante de ces générations vigoureuses, s'agitant elle aussi, faisant son bruit, prenant sa part de la fête...

      De toutes ces choses ensemble, Gaud recevait l'impression confuse. Excitée et rieuse, avec le coeur serré dans le fond, elle sentait une espèce d'angoisse la prendre, à l'idée que ce pays maintenant était redevenu le sien pour toujours. Sur la place, où il y avait des jeux et des saltimbanques, elle se promenait avec ses amies qui lui nommaient, de droite et de gauche, les jeunes hommes de Paimpol ou de Ploubazlanec. Devant des chanteurs de complaintes, un groupe de ces "Islandais" était arrêté, tournant le dos. Et d'abord, frappée par l'un d'eux qui avait une taille de géant et des épaules presque trop larges, elle avait simplement dit, même avec une nuance de moquerie:

      --En voilà un qui est grand!

      Il y avait à peu près ceci de sous-entendu dans sa phrase:

      --Pour celle qui l'épousera quel encombrement dans son ménage, un mari de cette carrure!

      Lui c'était retourné comme s'il eût entendue et, de la tête aux pieds, il l'avait enveloppée d'un regard rapide qui semblait dire:

      --Quelle est celle-ci qui porte la coiffe de Paimpol, et qui est si élégante et que je n'ai jamais vue?

      Et puis, ses yeux s'étaient abaissés vite, par politesse, et il avait de nouveau paru très occupé des chanteurs, ne laissant plus voir de sa tête que les cheveux noirs, qui étaient assez longs et très bouclés derrière, sur le cou.

      Ayant demandé sans gêne le nom d'une quantité d'autres, elle n'avait pas osé pour celui-là. Ce beau profil à peine aperçu; ce regard superbe et un peu farouche; ces prunelles brunes légèrement fauves, courant très vite sur l'opale bleuâtre de ses yeux, tout cela l'avait impressionnée et intimidée aussi.

      Justement c'était ce "fils Gaos" dont elle avait entendu parler chez les Moan comme d'un grand ami de Sylvestre; le soir de ce même pardon, Sylvestre et lui, marchant bras dessus bras dessous, les avaient croisés, son père et elle, et s'étaient arrêtés pour dire bonjour...

      ... Ce petit Sylvestre, il était tout de suite redevenu pour elle une espèce de frère. Comme des cousins qu'ils étaient, ils avaient continué de se tutoyer; - il est vrai, elle avait hésité d'abord, devant ce grand garçon de dix-sept ans ayant déjà une barbe noire; mais, comme ses bons yeux d'enfant si doux n'avaient guère changé, elle l'avait bientôt assez reconnu pour s'imaginer ne l'avoir jamais perdu de vue. Quand il venait à Paimpol, elle le retenait à dîner le soir; c'était sans conséquence, et il mangeait de très bon appétit, étant un peu privé chez lui...

      ... A vrai dire, ce Yann n'avait pas été très galant pour elle, pendant cette première présentation, - au détour d'une petite rue grise toute jonchée de rameaux verts. Il s'était borné à lui ôter son chapeau, d'un geste presque timide bien que très noble; puis l'ayant parcourue de son même regard rapide, il avait détourné les yeux d'un autre côté, paraissant être mécontent de cette rencontre et avoir hâte de passer son chemin. Une grande brise d'ouest qui s'était levée pendant la procession, avait semé par terre des rameaux de buis et jeté sur le ciel des tentures gris noir... Gaud, dans sa rêverie de souvenir, revoyait très bien tout cela: cette tombée triste de la nuit sur cette fin de pardon; ces draps blancs piqués de fleurs qui se tordaient au vent le long des murailles; ces groupes tapageurs d'"Islandais", gens de vent et de tempête, qui entraient en chantant dans les auberges, se garant contre la pluie prochaine; surtout ce grand garçon, planté debout devant elle, détournant la tête, avec un air ennuyé et troublé de l'avoir rencontrée... Quel changement profond s'était fait en elle depuis cette époque!...

      Et quelle différence entre le bruit de cette fin de fête et la tranquillité d'à présent! Comme se même Paimpol était silencieux et vide ce soir, pendant le long crépuscule tiède de mai qui la retenait à sa fenêtre, seule, songeuse et enamourée!...

       Table des matières

      La seconde fois qu'ils s'étaient vus, c'était à des noces. Ce fils Gaos avait été désigné pour lui donner le bras. D'abord elle s'était imaginé en être contrariée: défiler dans la rue avec ce garçon, que tout le monde regardait à cause de sa haute taille, et qui, du reste, ne saurait probablement rien lui dire en route!... Et puis, il l'intimidait, celui-là, décidément, avec son grand air sauvage.

      A l'heure dite, tout le monde étant déjà réuni pour le cortège, ce Yann n'avait point paru. Le temps passait, il ne venait pas, et déjà on parlait de ne point l'attendre. Alors elle c'était aperçue que, pour lui seul, elle avait fait toilette; avec n'importe quel autre de ces jeunes hommes, la fête, le bal, seraient pour elle manqués et sans plaisir...

      A la fin il était arrivé, en belle tenue lui aussi, s'excusant sans embarras auprès des parents de la mariée. Voilà: de grands bancs de poissons, qu'on n'attendait pas du tout, avaient été signalés d'Angleterre comme devant passer le soir, un peu au large d'Aurigny; alors tout ce qu'il y avait de bateaux dans Ploubazlanec avait appareillé en hâte. Un émoi dans les villages, les femmes cherchant leurs maris dans les cabarets, les poussant pour les faire courir; se démenant elles-mêmes pour hisser les voiles, aider à la manoeuvre, enfin un vrai branle-bas dans le pays...

      Au milieu de tout ce monde qui l'entourait, il racontait avec une extrême aisance; avec des gestes à lui, des roulements d'yeux, et un beau sourire qui découvrait ses dents brillantes. Pour exprimer mieux la précipitation des appareillages, il jetait de temps en temps au milieu des phrases un certain petit hou! prolongé, très drôle, - qui est un cri de matelot donnant une idée de vitesse et ressemblant au son flûté du vent. Lui qui parlait avait été obligé de se chercher un remplaçant bien vite et de le faire accepter par le patron de la barque auquel il s'était loué pour la saison d'hiver. De là venait son retard, et, pour n'avoir pas voulu manquer les noces, il allait perdre toute sa part de pêche.

      Ces motifs avaient été parfaitement compris par les pêcheurs qui l'écoutaient et personne n'avait songé à lui en vouloir; - on sait bien, n'est-ce pas, que, dans la vie, tout est plus ou moins dépendant des choses imprévues de la mer, plus ou moins soumis aux changements du temps et aux migrations mystérieuses des poissons. Les autres Islandais qui étaient là regrettaient seulement de n'avoir pas été avertis assez tôt pour profiter, comme ceux de Ploubazlanec, de cette fortune qui allait passer au large.

      Trop tard à présent, tant pis, il n'y avait plus qu'à offrir son bras aux filles. Les violons commençaient dehors leur musique, et gaîment on s'était mis en route.

      D'abord il ne lui avait dit que ces galanteries sans portées, comme on en conte pendant les fêtes de mariage aux jeunes filles que l'on connaît


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