Teverino. George Sand
Читать онлайн книгу.le bonheur de l'amour, là où je ne vois à pratiquer que l'immolation de la pénitence!
—Je ne vous prêcherai rien, Sabina; je ne vaux ni mieux ni moins que vous; seulement, je crois avoir un instinct plus chaud, un désir plus ardent de la dignité de l'homme, et cette ardeur vraie est venue le jour où je me suis senti artiste. Depuis ce jour le genre humain m'est apparu, non pas partagé en castes diverses, mais semé de types supérieurs par eux-mêmes. Je ne crois donc pas l'habitude assez influente sur les âmes, assez destructive du pouvoir divin, pour avoir flétri à jamais la postérité des esclaves. Quand il plaît à Dieu que la Fornarina soit belle, et que Raphaël ait du génie, ils s'aiment sans se demander le nom de leurs aïeux. La beauté de l'âme et du corps, voilà ce qui est noble et respectable; et, pour être sortie d'une ronce, la fleur de l'églantier n'est pas moins suave et moins charmante.
—Oui, mais pour aller la respirer, il faut vous déchirer dans de sauvages buissons. Et puis, Léonce, nous ne pouvons pas voir de même la beauté idéale. Vous êtes homme et artiste, c'est-à-dire que vous avez un sentiment à la fois plus matériel et plus exalté de la forme; votre art est matérialiste. C'est le divin Raphaël épris de la robuste Fornarina. Eh bien, oui! la maîtresse du Titien me parait aussi une belle grosse femme sensuelle, nullement idéale.....Nous autres patriciennes, nous ne concevons pas... Mais, grand Dieu! voici un équipage qui vient à nous, et qui ressemble tout à fait à celui de la marquise!
—Et c'est elle-même avec le jeune docteur!
—Voyez, Léonce, voici une femme plus facile à satisfaire que moi! Nous allons surprendre une intrigue. Elle se faisait passer pour malade, et la voilà qui se promène avec...
—Avec son médecin, comme vous avec le vôtre, Madame. Elle s'amuse par ordonnance.
—Oui, mais vous n'êtes que le médecin de mon âme...
—Vous êtes cruelle, Sabina! que savez-vous si ce beau jeune homme ne s'adresse pas plutôt à son coeur qu'à ses sens?... Et si elle pensait aussi mal de vous, ne serait-elle pas profondément injuste, puisque moi, qui suis en tête-à-tête avec vous, je ne m'adresse ni à votre coeur, ni...
—Juste ciel! Léonce! vous m'y faites penser. Elle est méchante, elle a besoin de se justifier par l'exemple des autres... elle va passer près de nous. Elle est hardie; au lieu de se cacher elle va nous observer, me reconnaître... c'est peut-être déjà fait!
—Non, Madame, répondit Léonce, votre voile est baissé, et elle est encore loin; d'ailleurs... prends à gauche, le chemin de Sainte-Apollinaire! cria-t-il au jockey qui lui servait de cocher, et qui conduisait avec vitesse et résolution.
Le wurst s'enfonça dans un chemin étroit et couvert, et la calèche de la marquise passa, peu de minutes après, sur la grande route.
—Vous voyez, Madame, dit Léonce, que la Providence veille sur vous aujourd'hui, et qu'elle s'est incarnée en moi. Il faut faire souvent un long trajet dans ces montagnes pour trouver un chemin praticable aux voitures, aboutissant à la rampe, et il s'en est ouvert un comme par miracle au moment où vous avez désiré de fuir.
—C'est si merveilleux, en effet, répondit lady G... en souriant, que je pense que vous l'avez ouvert et frayé d'un coup de baguette. Oui, c'est un enchantement! Les belles haies fleuries et les nobles ombrages! J'admire que vous ayez songé à tout, même à nous donner ici l'ombre et les fleurs qui nous manquaient lorsque nous suivions la rampe. Ces châtaigniers centenaires que vous avez plantés là sont magnifiques. On voit bien, Léonce, que vous êtes un grand artiste, et que vous ne pouvez pas créer à demi.
—Vous dites des choses charmantes, Sabina, mais vous êtes pâle comme la mort! Quelle crainte vous avez de l'opinion! quelle terreur vous a causée cette rencontre et ce danger d'un soupçon! Je ne me serais jamais douté qu'une personne aussi forte et aussi fière fût aussi timide!
—On ne se connaît qu'à la campagne, disent les gens du monde. Cela veut dire que l'on ne se connaît que dans le tête-à-tête. Ainsi, Léonce, nous allons ce matin nous découvrir mutuellement beaucoup de qualités et beaucoup de défauts que nous n'avions encore jamais aperçus l'un chez l'autre. Ma timidité est vertu ou faiblesse, je l'ignore.
—C'est faiblesse.
—Et vous méprisez cela?
—Je le blâmerai peut-être. J'y trouverai tout au moins l'explication de ce raffinement de goûts, de cette habitude de dédains exquis dont vous me parliez tout à l'heure. Vous ne vous rendez peut-être pas bien compte de vous-même. Vous attribuez peut-être trop à la délicatesse exagérée de vos perceptions aristocratiques ce qui n'est en réalité que la peur du blâme et des railleries de vos pareils.
—Mes pareils sont les vôtres aussi, Léonce; n'avez-vous donc aucun souci de l'opinion? Voudriez-vous que je fisse un choix dont j'eusse à rougir. Ce serait bizarre.
—Ce serait par trop bizarre, et je n'y songe point. Mais une hardiesse d'indépendance plus prononcée me paraîtrait pour vous une ressource précieuse, et je vois que vous ne l'avez pas. Il n'est plus question ici de choisir dans une sphère ou dans l'autre, je dis seulement qu'en général, quelque choix que vous fassiez, vous serez plus occupée du jugement qu'on en portera autour de vous que des jouissances que vous en retirerez pour votre compte personnel.
—Je n'en crois rien, et ceci passe la limite des vérités dures, Léonce; c'est une taquinerie méchante, un système de malveillantes inculpations.
—Voilà que nous commençons à nous quereller, dit Léonce. Tout va bien, si je réussis à vous irriter contre moi; j'aurai au moins écarté l'ennui.
—Si la marquise entendait notre conversation, dit Sabina en reprenant sa gaieté, elle n'y trouverait pas à mordre, je présume?
—Mais comme elle ne l'entend pas et que nous pouvons faire d'autres rencontres, il est bon que nous rompions davantage notre tête-à-tête, et que nous nous entourions de quelques compagnons de voyage.
—Est-ce qu'à votre tour, vous prenez de l'humeur, Léonce?
—Nullement; mais il entre dans mes desseins que vous ayez un chaperon plus respectable que moi; je le vois qui vient à ma rencontre. Le destin l'amène en ce lieu, sinon mon pouvoir magique.
Sur un signe de son maître, le jockey arrêta ses chevaux. Léonce sauta lestement à terre et courut au-devant du curé de Sainte-Apollinaire, qui marchait gravement à l'entrée de son village, un bréviaire à la main.
II.
ADVIENNE QUE POURRA.
—Monsieur le curé, dit Léonce, je suis au désespoir de vous déranger. Je sais que quand le prêtre est interrompu dans la lecture de son bréviaire, il est forcé de le recommencer, fût-il à l'avant-dernière page. Mais je vois avec plaisir que vous n'en êtes encore qu'à la seconde, et le motif qui m'amène auprès de vous est d'une telle urgence, que je me recommande à votre charité pour excuser mon indiscrétion.
Le curé fit un soupir, ferma son bréviaire, ôta ses lunettes, et, levant sur Léonce de gros yeux bleus qui ne manquaient pas d'intelligence:
—A qui ai-je l'honneur de parler? dit-il.
—A un jeune homme rempli de sincérité, répondit gravement Léonce, et qui vient vous soumettre un cas fort délicat. Ce matin, j'ai persuadé très-innocemment à une jeune dame, que vous pouvez apercevoir là-bas en voiture découverte, de faire une promenade avec moi dans vos belles montagnes. Nous sommes étrangers tous deux aux usages du pays; nos