La tombe de fer. Hendrik Conscience
Читать онлайн книгу.yeux de nouveau et reprit sa position première.
Je ne me sentais pas grande envie de faire plus ample connaissance avec un homme qui était si avare de ses paroles et si peu porté à la conversation. D'ailleurs, son visage, que je venais seulement de voir entièrement, m'avait inspiré une sorte de respect, à cause de la majesté empreinte dans tous ses traits, où se lisaient les signes du génie et du sentiment.
Je me blottis dans un coin de la diligence, je fermai les yeux, et je rêvai tant et si bien, que je finis par m'assoupir.
—Les voyageurs pour Bodeghem! cria le conducteur en ouvrant la portière.
Je sautai sur la chaussée et payai ma place. Le conducteur remonta sur son siège, fouetta ses chevaux, et me cria en guise d'adieu:
—Bon voyage, monsieur Conscience! et ne racontez pas trop de fables sur la tombe de fer.
Tout étonné, je suivis des yeux le conducteur. Qui pouvait avoir révélé le but de mon voyage, puisque, tout le long de ma route, je n'en avais dit mot à personne?
Une voix qui prononçait mon nom derrière moi me fit retourner la tête.
Je vis s'approcher, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres, et son bloc d'albâtre sous le bras, mon singulier compagnon de la diligence. Il était sans doute descendu après moi sans que je l'eusse remarqué.
Il me salua d'un air cordial, et me dit:
—Vous êtes M. Conscience, le chantre de notre humble Campine? Excusez mon importunité et permettez-moi de vous serrer la main; il y a si longtemps que je souhaitais de vous voir....
Je balbutiai quelques paroles pour remercier le bon vieillard de son amabilité.
—Et vous allez à Bodeghem? demanda-t-il.
—Oui; mais je n'y resterai pas longtemps; je compte être à Benkelhout avant ce soir, pour y passer la nuit.
—J'aurai du moins le bonheur d'être votre compagnon de route, et peut-être votre guide jusqu'à Bodeghem; car vous n'êtes pas encore venu dans notre pauvre petit village oublié?
—Non, monsieur, pas encore, et c'est avec plaisir que je profiterai de votre obligeance, à condition que vous me permettrez de vous décharger de cette pierre.
—N'y faites pas attention: mes cheveux son blancs, et mon dos commence à se voûter, mais les jambes et le cœur sont encore bons.
J'insistai pour porter la pierre, en invoquant son grand âge, mes forces plus juvéniles et le respect que l'on doit à la vieillesse; mais il s'excusa et se défendit avec ténacité; enfin, je lui pris son fardeau presque de force et l'obligeai ainsi de me suivre sur la route sablonneuse.
Pour mettre un terme aux témoignages de son regret, je lui demandai:
—Ce bloc d'albâtre est destiné, sans doute, à la base d'une pendule? Monsieur est probablement horloger?
—Horloger? répondit-il en riant. Non, je suis sculpteur.
—Vraiment! je suis donc en compagnie d'un artiste? J'en suis charmé.
—Un amateur, monsieur.
—Et vous demeurez à Bodeghem depuis longtemps déjà?
—Depuis au moins quarante ans.
—Peut-être votre nom ne m'est-il pas inconnu.
Le vieillard secoua la tête, et répondit après une pause:
—Vous êtes encore trop jeune, monsieur, pour connaître mon nom. Ce n'est pas que, dans le monde des arts, on n'ait fait quelque bruit autour de ce nom; mais cela ne dura pas longtemps; plus de trente ans se sont écoulés depuis.
—N'avez-vous jamais exposé quelqu'une de vos œuvres? demandai-je.
—Une seule fois. C'était en 1824. Il y avait un grand mouvement dans le domaine des arts, parce que la paix donnait l'essor à toutes les forces vives de la nation. Malheureusement, chacun était assujetti à ces règles étroites que la prétendue école de David avait tracées comme des conditions de la beauté; on voulait imiter en tout l'antiquité grecque, mais on ne lui avait emprunté que l'apparence et les formes matérielles, et, faute d'une âme qui pût animer les créations de la nouvelle école, on avait eu recours aux poses théâtrales et aux gestes exagérés. Toute figure, peinte ou sculptée, qui n'était pas roide, solennelle et sans âme, ne pouvait trouver grâce aux yeux d'un public dont le goût était perverti. C'est dans ces circonstances que j'exposai ma première œuvre.
—C'était une statue couchée, en marbre: une jeune fille, étendue sur son lit de mort, tenant encore le crucifix dans des mains jointes, comme la mort l'avait surprise. J'avais éclairé les traits sans vie de ma statue d'un joyeux sourire, d'une expression de confiance, d'espoir et de béatitude. Mon but était de fixer sur le marbre le moment suprême où l'âme quitte le corps et le force cependant encore à manifester la joie que lui fait éprouver la certitude d'une vie meilleure. Cette œuvre, que j'avais nommée le Pressentiment de l'éternité, souleva une sorte d'émeute parmi les artistes. La plupart se déchaînèrent contre moi avec une espèce de fureur et critiquèrent ma statue comme le fruit d'un esprit malade, et comme une hérésie contre les préceptes alors en honneur. En effet, les formes de ma statue étaient maigres, délicates, fines et rêveuses: la forme matérielle était sacrifiée à l'expression morale d'une idée ou d'un sentiment. Il y eut aussi beaucoup de personnes qui parurent admirer mon œuvre, et qui m'encouragèrent en me disant que j'étais prédestiné à faire une révolution dans l'école, et à élever l'art chrétien au-dessus de l'art païen; mais plus je trouvai de défenseurs, plus je vis s'élever contre moi d'ennemis acharnés. Si la lutte s'était bornée à la discussion des défauts et des mérites de ma statue, je n'y eusse point succombé; mais mes adversaires, aveuglés par la passion, se mirent à chercher dans mon passé des prétextes pour me livrer à la risée du public. Ils firent, sans le vouloir, saigner mon cœur par de profondes blessures, et profanèrent des souvenirs qui m'étaient plus chers que la vie. Depuis ce moment, j'ai eu peur de la publicité, et je n'ai plus jamais rien exposé.
Il y avait dans les paroles du vieillard, un calme touchant et une émouvante sérénité. En ce moment, sa figure me parut si noble et si majestueuse, que j'en fus profondément ému, et ce ne fut qu'après un moment de réflexion que je lui demandai:
—Et ne travaillez-vous plus du tout, maintenant?
—Je travaille encore de temps en temps, dit-il. Il me serait impossible de m'en abstenir, lors même que je le voudrais. L'art est devenu pour mon cœur un besoin impérieux, parce qu'il est la baguette magique avec laquelle j'évoque les plus douces pensées de mon passé, et me transporte dans le printemps de ma vie.
Le chemin était devenu très-sablonneux, et nous avancions à grand'peine. Cela interrompit notre conversation pendant quelques minutes. Lorsque je pus reprendre ma place à côté du vieillard, je lui demandai:
—Si je ne me trompe, vous avez lu quelques-uns de mes ouvrages. Vous aimez donc la littérature?
—Je ne lis pas beaucoup, répondit-il; cependant Je possède la plupart de vos œuvres.
—Et ont-elles su vous plaire?
—Vos récits de la Campine, et vos esquisses morales surtout; oui, plus que vous ne sauriez vous l'imaginer. Il en est que j'ai relus plus de dix fois. Ce ne sont pas les histoires mêmes qui me font encore plaisir après plusieurs lectures; c'est le ton, une sorte d'harmonie secrète qui s'accorde avec mon humeur et qui me ravit.
Je regardai le vieillard d'un oeil interrogateur pour obtenir de plus amples explications.
—Dans les récits dont je veux parler, dit-il, régnent une sorte de simplicité naïve, de douce sensibilité et d'inébranlable espérance: un sentiment sincère d'admiration de la nature, de reconnaissance envers Dieu, et d'amour de l'humanité. Ces lectures m'ont souvent touché vivement,