L'hérésiarque et Cie. Guillaume Apollinaire

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L'hérésiarque et Cie - Guillaume Apollinaire


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que j'ai cessé de m'en repentir.

      Il se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux salles majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales et la châsse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on couronnait les rois de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles étaient de gemmes: agates et améthystes. Il m'indiqua une améthyste:

      —Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.

      —C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux sombres et jaloux!

      Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la porte de bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et malheureux de m'être vu fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola et me dit:

      —Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus intéressantes d'Europe.

      —Vous lisez donc?

      —Oh! parfois, de bons livres, en marchant... Allons, riez! J'aime aussi parfois en marchant.

      —Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?

      —Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle. Mais, par bonheur, personne ne me suit, et je n'ai pas le temps de prendre cette habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons, riez! ne craignez ni l'avenir, ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir. Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empédocle, d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire que Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.

      La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous repassâmes la Moldau par un pont plus moderne:

      —Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la marche excite l'appétit et je suis un gros mangeur.

      Nous entrâmes dans une auberge où l'on faisait de la musique.

      Il y avait là un violoniste; un homme qui tenait le tambour, la grosse caisse et le triangle; un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium à deux petits claviers juxtaposés et placés sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un bruit du diable et accompagnaient fort bien le goulasch au paprika, les pommes de terre sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on nous servit. Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les musiciens jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la salle s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes, tous Bohémiens à tête en boule, à face ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. Je vis qu'il m'indiquait. On me regarda; quelqu'un vint me serrer la main en disant:

      «Vivé la Frantzé!»

      La musique joua la Marseillaise. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie fille de l'hôte, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges maîtres de danse. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant était d'un florin. À cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.

      Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville juive en disant:

      —Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en lupanar.

      C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit:

      —Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.

      Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.

      Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:

      —Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!

      Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. Il me dit:

      —J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le sermon, je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eitzen, qui devint évêque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon Chrysostôme Dædalus, qui l'imprima en 1564.

      —Vous vivez! dis-je.

      —Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!

      Je pris sa longue main sèche:

      —Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent comme un aventurier hâve et hanté de remords.

      —Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait surhumain. Adieu!...

      Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des réverbères.

      Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.

      Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément:

      —Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.

      Et il se lamenta, disant:

      —Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.

      Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.

      Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec défiance et murmura en allemand:

      —C'est un juif. Il va mourir.

      Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise, diagonalement.


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