La comtesse de Rudolstadt. George Sand

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La comtesse de Rudolstadt - George Sand


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je l'avais exposé en cherchant à violer mes promesses. «J'aurais dû me rappeler, ajouta-t-il d'un ton dur et courroucé, que la parole d'honneur des femmes ne les engage pas, et que l'on doit bien se garder de céder à leur vaine et téméraire curiosité.»

      «Jusque-là je n'avais pas songé à partager la terreur de mon guide. J'avais été si frappée de l'idée de retrouver Albert vivant, que je ne m'étais pas demandé si cela était humainement possible. J'avais même oublié que la mort m'eût à jamais enlevé cet ami si précieux et si cher. L'émotion du magicien me rappela enfin que tout cela tenait du prodige, et que je venais de voir un spectre. Cependant, ma raison repoussait l'impossible, et l'âcreté des reproches de Cagliostro fit passer en moi une irritation maladive, qui me sauva de la faiblesse: «Vous feignez de prendre au sérieux vos propres mensonges, lui dis-je avec vivacité; mais vous jouez là un jeu bien cruel. Oh! oui, vous jouez avec les choses les plus sacrées, avec la mort même.—Âme sans foi et sans force! me répondit-il avec emportement, mais avec une expression imposante; vous croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand maître, un maître qui vous a dit cent fois: «On ne meurt pas, rien ne meurt, il n'y a pas de mort.» Vous m'accusez de mensonge, et vous semblez ignorer que le seul mensonge qu'il y ait ici, c'est le nom même de la mort dans votre bouche impie.» Je vous avoue que cette réponse étrange bouleversa toutes mes pensées, et vainquit un instant toutes les résistances de mon esprit troublé. Comment cet homme pouvait-il connaître si bien mes relations avec Albert, et jusqu'au secret de sa doctrine? Partageait-il sa foi, ou s'en faisait-il une arme pour prendre de l'ascendant sur mon imagination?

      «Je restai confuse et atterrée. Mais bientôt je me dis que cette manière grossière d'interpréter la croyance d'Albert ne pouvait pas être la mienne, et qu'il ne dépendait que de Dieu, et non de l'imposteur Cagliostro, d'évoquer la mort ou de réveiller la vie. Convaincue, enfin, que j'étais la dupe d'une illusion inexplicable, mais dont je trouverais peut-être le mot quelque jour, je me levai en louant froidement le sorcier de son savoir-faire, et en lui demandant, avec un peu d'ironie, l'explication des discours bizarres que tenaient ses ombres entre elles. Là-dessus, il me répondit qu'il lui était impossible de me satisfaire, et que je devais me contenter d avoir vu cette personne calme et utilement occupée. «Vous me demanderiez vainement, ajouta-t-il, quelles sont ses pensées et son action dans la vie. J'ignore d'elle jusqu'à son nom. Lorsque vous avez songé à elle en me demandant à la voir, il s'est formé entre elle et vous une communication mystérieuse que mon pouvoir a su rendre efficace jusqu'au point de l'amener devant vous. Ma science ne va pas au delà.—Votre science, lui dis-je, ne va pas même jusque-là, car j'avais pensé à maître Porpora, et ce n'est pas maître Porpora que votre pouvoir a évoqué.—Je n'en sais rien, répondit-il avec un sérieux effrayant; je ne veux pas le savoir. Je n'ai rien vu, ni dans votre pensée, ni dans le tableau magique. Ma raison ne supporterait pas de pareils spectacles, et j'ai besoin de conserver toute ma lucidité pour exercer ma puissance. Mais les lois de la science sont infaillibles, et il faut bien que, sans en avoir conscience peut-être, vous ayez pensé à un autre qu'au Porpora, puisque ce n'est pas lui que vous avez vu.»

      —Voilà bien les belles paroles de cette espèce de fous! dit la princesse en haussant les épaules. Chacun d'eux a sa manière de procéder; mais tous, au moyen d'un certain raisonnement captieux qu'on pourrait appeler la logique de la démence, s'arrangent pour ne jamais rester court et pour embrouiller par de grands mots les idées d'autrui.

      —Les miennes l'étaient à coup sûr, reprit Consuelo, et je n'avais plus la faculté d'analyser. Cette apparition d'Albert, vraie ou fausse, me fit sentir plus vivement la douleur de l'avoir perdu à jamais, et je fondis en larmes. «Consuelo! me dit le magicien d'un ton solennel, en m'offrant la main pour sortir (et vous pensez bien que mon nom véritable, inconnu ici à tout le monde, fut une nouvelle surprise pour moi, en passant par sa bouche), vous avez de grandes fautes à réparer, et j'espère que vous ne négligerez rien pour reconquérir la paix de votre conscience.» Je n'eus pas la force de répondre. J'essayai en vain de cacher mes pleurs à mes camarades, qui m'attendaient avec impatience dans le salon voisin. J'étais plus impatiente encore de me retirer; et dès que je fus seule, après avoir donné un libre cours à ma douleur, je passai la nuit à me perdre en réflexions et en commentaires sur les scènes de cette fatale soirée. Plus je cherchais à la comprendre, plus je m'égarais dans un dédale d'incertitudes; et je dois avouer que mes suppositions furent souvent plus folles et plus maladives que ne l'eût été une crédulité aveugle aux oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de suspendre mon jugement jusqu'à ce que la lumière se fît. Mais depuis ce temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d'esprit et profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l'avais fait jusque là, la perte de mon ami; mais le remords, que son généreux pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En exerçant sans entraves ma profession d'artiste, j'arrivai très-vite à me blaser sur les enivrements frivoles du succès; et puis, dans ce pays où il me semble que l'esprit des hommes est sombre comme le climat...

      —Et comme le despotisme, ajouta l'abbesse.

      —Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus bientôt que je ne ferais pas les progrès que j'avais rêvés...

      —Et quels progrès veux-tu donc faire? Nous n'avons jamais entendu rien qui approchât de toi, et je ne crois pas qu'il existe dans l'univers une cantatrice plus parfaite. Je te dis ce que je pense, et ceci n'est pas un compliment à la Frédéric.

      —Quand même Votre Altesse ne se tromperait pas, ce que j'ignore, ajouta Consuelo en souriant (car excepté la Romanina et la Tési, je n'ai guère entendu d'autre cantatrice que moi), je pense qu'il y a toujours beaucoup à tenter et quelque chose à trouver au delà de tout ce qui a été fait. Eh bien, cet idéal que j'avais porté en moi-même, j'eusse pu en approcher dans une vie d'action, de lutte, d'entreprise audacieuse, de sympathies partagées, d'enthousiasme en un mot! Mais la régularité froide qui règne ici, l'ordre militaire établi jusque dans les coulisses des théâtres, la bienveillance calme et continuelle d'un public qui pense à ses affaires en nous écoutant, la haute protection du roi qui nous garantit des succès décrétés d'avance, l'absence de rivalité et de nouveauté dans le personnel des artistes et dans le choix des ouvrages, et surtout l'idée d'une captivité indéfinie; toute cette vie bourgeoise, froidement laborieuse, tristement glorieuse et forcément cupide que nous menons en Prusse, m'a ôté l'espoir et jusqu'au désir de me perfectionner. Il y a des jours où je me sens tellement privée d'énergie et dépourvue de cet amour-propre chatouilleux qui aide à la conscience de l'artiste, que je paierais un sifflet pour me réveiller. Mais hélas! que je manque mon entrée ou que je m'éloigne avant la fin de ma tâche, ce sont toujours les mêmes applaudissements. Ils ne me font aucun plaisir quand je ne les mérite pas: ils me font de la peine quand, par hasard, je les mérite; car ils sont alors tout aussi officiellement comptés, tout aussi bien mesurés par l'étiquette qu'à l'ordinaire, et je sens pourtant que j'en mériterais de plus spontanés! Tout cela doit vous sembler puéril, noble Amélie; mais vous désiriez connaître le fond de l'âme d'une actrice, et je ne vous cache rien.

      —Tu expliques cela si naturellement, que je le conçois comme si je l'éprouvais moi-même. Je suis capable, pour te rendre service, de te siffler lorsque je te verrai engourdie, sauf à te jeter une couronne de roses quand je t'aurai éveillée!

      —Hélas! bonne princesse, ni l'un ni l'autre n'aurait l'agrément du roi. Le roi ne veut pas qu'on offense ses comédiens, parce qu'il sait que l'engouement suit de près les huées. Mon ennui est donc sans remède, malgré votre généreuse intention. A cette langueur se joint tous les jours davantage le regret d'avoir préféré une existence si fausse et si vide d'émotions à une vie d'amour et de dévouement. Depuis l'aventure de Cagliostro surtout, une noire mélancolie est venue me saisir au fond de l'âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d'Albert, et que je ne le revoie irrité contre moi,


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