Le Pays de l'or. Hendrik Conscience
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Hendrik Conscience
Le Pays de l'or
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066090203
Table des matières
I
LE BUREAU
Un matin du mois de mai de l'année 1849, un jeune commis, assis devant un pupitre, était seul dans le bureau d'une maison de commerce peu importante, à Anvers.
Il était haut de taille et blond de cheveux; sa figure fraîche et fine, avec quelque chose de rêveur dans l'expression, paraissait indiquer un caractère très-doux, quoique l'éclat de ses yeux bleus accusât une certaine force d'âme ou du moins une nature enthousiaste.
Il était occupé à écrire; cependant il interrompait souvent son travail pour jeter les yeux sur un journal ouvert à sa droite sur le pupitre. Le contenu de cette feuille semblait l'attirer chaque fois avec une nouvelle force, car c'était évidemment contre sa volonté qu'il détournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une dernière fois le regard sur ce journal et lut d'une voix sourde et émue:
«On y rencontre l'or presque à la surface de la terre, et en si grande abondance, qu'on n'a qu'à se baisser pour ramasser des trésors. Un matelot a trouvé dernièrement une pépite ou morceau d'or pesant plus de vingt livres et d'une valeur d'au moins vingt-cinq mille francs.»
Un soupir s'échappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un regard chagrin.
Quelqu'un ouvrit la porte du bureau. C'était un jeune homme assez solidement bâti, aux joues rouges, aux yeux noirs et étincelants; sur son visage ouvert brillaient la santé et la bonne humeur.
—Jean, mon ami, tu seras grondé, dit l'autre. Monsieur est déjà venu au bureau, et il a manifesté son mécontentement de ton absence.
—Bah! cela m'importe peu, mon bon Victor, répondit Jean d'un ton triomphant. C'est décidé: je dis adieu au métier de gratte-papier et à cette obscure prison où j'ai si sottement usé les plus belles années de ma vie. Hourra! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne reconnaissant plus d'autre maître que Dieu et le sort!
—Que veux tu dire? demanda son camarade stupéfait.
—Ce que je veux dire? reprit Jean en tirant un papier plié de sa poche. Voici le prospectus d'une société française, la Californienne; elle a fait faire toutes sortes d'instruments pour exploiter les meilleures mines d'or en Californie. Là où l'on peut ramasser avec les mains le métal le plus précieux, elle recueillera l'or par monceaux avec des outils excellents et des procédés perfectionnés. Peut devenir actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une traversée libre sur un vaisseau de la société, comme passager de seconde classe, et on reçoit deux actions qui donnent droit à une double part de l'or recueilli. Là-bas, en Californie, on n'a à s'inquiéter de rien, la société procure à ses membres une bonne nourriture et des maisons de bois confortables. Comme passager de troisième classe, on ne verse que douze cents francs; mais on ne reçoit alors qu'une seule action. Mon père a consenti à sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire de la Californienne! Le navire le Jonas est équipé par la Californienne; dans quinze jours, il partira d'Anvers pour le pays de l'or. La société envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre autres un du Havre de Grâce, avec les outils et les directeurs, qui doivent déjà être en mer pour recevoir là-bas les actionnaires.
Victor regarda son camarade avec des yeux étincelants. Ce qu'il entendait le frappait de stupeur; car un sourire d'admiration illuminait son visage rayonnant.
—Tu pars pour le pays de l'or! tu vas en Californie! murmura-t-il.
—Dans deux semaines.
—Toi, toi, Jean! La soif de l'or t'a-t-elle pris ainsi tout à coup?
—Oh! non; toi-même, Victor, tu m'as mis la tête à l'envers en me parlant sans cesse du pays extraordinaire qu'on vient de découvrir. Je vois dans ce voyage un bon moyen d'échapper à l'étouffante vie de bureau; l'or n'est qu'un prétexte pour obtenir le consentement de mon père… Ah! ah! demain, je suis libre: demain, je deviens actionnaire de la Californienne; demain, je retiens ma place sur le navire le Jonas!
—Que tu es heureux! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir être ton compagnon de voyage!
—Tu n'as qu'à vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas déclaré vingt fois qu'il te prêterait l'argent nécessaire, si tu osais entreprendre un voyage en Californie?
—Et ma mère, Jean?
—Oui, ta mère…; mais tu dois considérer que les parents sont tous les mêmes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid, ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'à ce que les cheveux commencent à grisonner