Le Pays de l'or. Hendrik Conscience

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Le Pays de l'or - Hendrik Conscience


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obligé de me coudre la bouche? Allons, allons, vive la joie!… Hourra! hourra! vive la Californie!

      Et, tournant sur lui-même comme une toupie et balançant les bras comme un moulin à vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux.

      En ce moment, le Jonas tourna derrière la Tête-de-Flandre, et la ville d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflèrent sous un vent favorable. Le joli brick pencha légèrement de côté et s'élança avec un redoublement de vitesse à travers les vagues agitées.

      —Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot à nos provisions et déboucher une bouteille de madère.

      —Oui, oui, répondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est commencé. Hourra! Buvons un coup là-dessus! L'avenir nous appartient.

      Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs espérances en buvant un verre dans l'entre-pont, le Jonas descendait le cours de l'Escaut jusqu'à la hauteur de Calloo, où on laissa tomber l'ancre pour attendre la marée du lendemain.

      Le capitaine, malgré son air dur et sévère, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager à passer encore la dernière heure du jour dans la gaieté; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit même monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre à ceux qui le désiraient. Un murmure approbateur s'élevait sur son passage, et le cri de «Vive notre brave capitaine!» retentissait autour de lui.

      Pendant ce temps, les matelots échangeaient entre eux des regards mystérieux, et semblaient se dire que les manières amicales du capitaine cachaient un secret.

      Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'à dix heures du soir; mais alors il leur fit comprendre, avec bonté, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui était désignée. On aida des gens fatigués à trouver leur lit, et le silence le plus complet régna enfin sur le pont.

      Vers minuit, les barques quittèrent silencieusement le bâtiment et se dirigèrent vers la côte flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi mystérieusement avec de nouveaux passagers. Immédiatement après, les marins, s'éclairant au moyen de lanternes, tirèrent d'une cachette des planches de sapin, et se mirent à clouer et marteler si fort, que le pont en fut ébranlé. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au moyen de ces planches préparées d'avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'étonnèrent guère de ce vacarme, car on avait eu la précaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilité, une nouvelle cuisine.

      Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des règlements qui déterminent le nombre de voyageurs qu'un bâtiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur départ, compte les voyageurs, mesure la place assignée à chacun d'eux dans l'entre-pont, et pèse et examine les provisions, pour s'assurer que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la nourriture suffisante. Sur le Jonas, on avait trouvé assez d'espace, des provisions plus qu'il n'en fallait et tout était en règle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: All right! le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d'or, tous Français, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits à Calloo par des gens apostés à cet effet, pour s'embarquer secrètement à minuit sur le Jonas. Le résultat de cette fraude était un bénéfice net de trente ou quarante mille francs pour celui en faveur duquel elle avait été pratiquée; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d'après les dispositions de la loi, l'on ne pouvait pas prendre à bord.

      L'accumulation de tant de monde pouvait être une cause de grande gêne; mais le capitaine semblait s'en inquiéter fort peu. Il répondit à une remarque de son pilote:

      —Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la ration; si c'est nécessaire.

      —Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitié de ce qu'il faut pour tant de monde!

      —Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d'Amérique.

      —Les passagers ne seront pas peu étonnés de l'arrivée de tant de nouveaux compagnons…

      —Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prévenir les plaintes jusqu'à ce que nous soyons sortis de l'Escaut… Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau.—Dis à Jacques, le cuisinier en chef, d'allumer le feu tout à l'heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera à leur déjeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les réjouir. Veille à ce que tout soit prêt pour lever l'ancre à la première lueur du jour. Le bâtiment doit être sous voiles avant que les passagers aient quitté leurs cabines.

      Le pilote se dirigea vers l'autre extrémité du pont pour aller trouver le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents:

      Plus on est de fous, plus on rit!

       Plus on est…

      Mais le capitaine, irrité de cette raillerie, interrompit la chanson en criant:

      —Tais ton bec!

      —Oui, capitaine.

       Table des matières

      SUR L'ESCAUT

      Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, le Jonas avait déjà fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns témoignèrent bien leur étonnement à la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs même semblèrent soupçonner la fraude; mais le capitaine leur fit croire que c'étaient des voyageurs attardés compris dans l'équipage, qui avaient manqué le convoi et étaient ainsi arrivés trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus défiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient être de gais compagnons, on oublia bientôt leur arrivée inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote:

      «Plus on est de fous, plus on rit!»

      La joyeuse vie recommença; on dansa et sauta de nouveau.

      Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la joie générale. Les deux Anversois le trouvèrent tristement assis dans un coin, la tête dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu'il avait.

      —Je suis malade, messieurs, répondit le paysan, malade comme un cheval, de la bière d'orge d'Anvers, du genièvre brun que cet empoisonneur de capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tête! Il y a là dedans trois ou quatre hommes occupés à battre le blé. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier à foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans cette étable de cochons, une marmotte même ne pourrait dormir. Toute la nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand comme une meule… Ce maudit genièvre du capitaine! Aïe! aïe! Ma poitrine brûle; je ne donne plus dix sous de ma vie!

      —C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant; c'est à vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu, vous devez le cuver avec patience.

      Victor, qui était très-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guérirait bien vite.

      —Puis-je savoir, s'il vous plaît, à qui j'ai l'honneur de parler? demanda Donat.

      —Je me nomme Victor Roozeman.

      —Et ce monsieur-là?

      —C'est mon ami Jean Creps.

      —Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de


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