Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée. Johann David Wyss
Читать онлайн книгу.ruse, et, quand la pluie de noix eut un peu cessé, il se mit à les ramasser. Nous cherchâmes ensuite un petit endroit ombragé, où nous nous assîmes; puis nous procédâmes à notre repas en mêlant de la crème de coco au jus de nos cannes, ce qui nous procura un manger délicieux. Nous abandonnâmes à Turc les restes de notre homard, ce qui ne l'empêcha pas de manger des amandes de coco et des cannes qu'il broyait entre ses dents. Quand nous eûmes fini, je liai ensemble quelques noix qui avaient conservé leur queue; Fritz ramassa son paquet de cannes, et nous reprîmes notre chemin.
Retour.—Capture d'un singe.—Alarme nocturne.—Les chacals.
Fritz ne tarda pas à trouver le fardeau pesant; il le changeait à chaque instant d'épaule, puis le mettait sous son bras, puis s'arrêtait et commençait à se lamenter.
«Je n'aurais pas cru que ces cannes à sucre fussent si pesantes, dit-il.
—Patience et courage; ton fardeau sera celui d'Ésope, qui s'allège en avançant. Donne-moi une de ces cannes, et prends-en une pour toi. Quand notre bâton de pèlerin et notre ruche à miel seront usés, nous en reprendrons d'autres, et tu seras soulagé d'autant. Il fit ce que je disais; je plaçai le reste en croix sur son fusil, et nous continuâmes à marcher.
Me voyant porter de temps en temps à mes lèvres la canne qu'il m'avait donnée, Fritz voulut en faire autant; mais il eut beau sucer, rien ne coula dans sa bouche. Étonné de ce phénomène, car il voyait bien que le roseau était plein de jus, il m'en demanda la raison. Au lieu de la lui dire, je le laissai la deviner, et il finit par découvrir qu'en pratiquant une petite ouverture au-dessous du premier nœud pour donner de l'air, il obtiendrait ce qu'il voulait.
Nous marchâmes quelque temps en silence. «Au train dont nous allons, nous ne rapporterons pas grand'chose à la maison; j'aimerais mieux en rester là.
—Bah! les cannes vont sécher au soleil. Ne t'inquiète pas, il suffit que nous en conservions une ou deux pour les leur faire goûter.
—Eh bien! alors j'aurai du moins le plaisir de leur rapporter un excellent lait de coco, dont j'ai là une bonne provision dans une bouteille de fer-blanc.
—Étourdi! ne crains-tu pas que la chaleur n'ait fait perdre à ce lait toute sa douceur?
—Oh! ce serait bien dommage; je veux voir ce qui en est.»
Il tira rapidement la bouteille de sa gibecière, et presque aussitôt le bouchon partit avec bruit, puis la liqueur en sortit en pétillant comme du vin de Champagne. Nous goûtâmes ce vin mousseux, qui nous parut fort agréable, et nous continuâmes la route, animés par cette boisson et plus légers de moitié.
Nous ne tardâmes pas à retrouver l'endroit où nous avions laissé nos calebasses, qui étaient parfaitement sèches, et que nous renfermâmes aisément dans nos gibecières. Nous venions de traverser le petit bois où nous avions fait notre premier repas, et nous en étions à peine sortis, que Turc nous quitta en aboyant de toutes ses forces, et s'élança dans la plaine pour fondre sur une troupe de singes qui jouaient par terre et qui ne nous avaient point aperçus. Les pauvres bêtes se dispersèrent rapidement; mais Turc atteignit une guenon moins agile que les autres, la renversa par terre et l'éventra. Fritz courut aussitôt pour l'arrêter, et perdit même en chemin son chapeau et son paquet, tant il allait vite; mais tout fut inutile: il n'arriva que pour voir Turc se repaître de cette chair palpitante. Cet horrible spectacle, qui nous attristait tous deux, fut égayé cependant par un incident assez comique. Un jeune singe, enfant probablement de la guenon tuée par Turc, et qui s'était tapi dans les herbes, sauta aussitôt sur la tête de Fritz, et se cramponna avec une telle force dans sa chevelure, que ni cris ni coups ne purent l'en déloger.
J'accourus aussi vite que me permit le fou rire qui me saisit à ce spectacle; car il n'y avait aucun danger réel, et la terreur de mon fils était aussi divertissante que les grimaces du petit singe»
Tout en me moquant de Fritz et en lui disant que le petit singe qui avait perdu sa mère l'avait sans doute pris pour père adoptif, je m'employai à le détacher; j'y parvins non sans peine, et je le pris dans mes bras comme un petit enfant, réfléchissant à ce que j'allais en faire. Il n'était pas plus gros qu'un jeune chat, et était hors d'état de se nourrir lui-même. Fritz me pria de le garder, me promettant de le nourrir de lait de coco jusqu'à ce que nous pussions avoir celui de la vache restée sur le bâtiment Je lui fis observer que c'était une charge nouvelle, et que nous n'en avions que trop dans notre position; mais, sur ses protestations, je consentis à le lui laisser prendre, pensant que l'instinct de cette petite bête nous servirait peut-être à découvrir par la suite les propriétés nuisibles de certains fruits; nous laissâmes Turc se repaître de sa guenon; le jeune singe se plaça sur l'épaule de Fritz, et nous reprîmes notre route.
Nous cheminions depuis un quart d'heure, quand Turc vint nous rejoindre, la gueule encore ensanglantée. Nous le reçûmes assez froidement; il n'en tint aucun compte, et continua de marcher derrière Fritz. Mais sa présence effraya notre nouveau compagnon, qui quitta l'épaule de Fritz et se blottit dans sa poitrine. Celui-ci prit aussitôt une corde et attacha le petit singe sur le dos de Turc, en lui disant d'un ton pathétique: «Tu as tué la mère, tu porteras le fils.» Le chien et le singe résistèrent d'abord beaucoup tous les deux; toutefois les menaces et les coups nous assurèrent bientôt l'obéissance de Turc; et le petit singe, solidement attaché, finit par s'habituer à sa nouvelle place. Mais il faisait des grimaces si drôles, que je ne pus m'empêcher d'en rire en me figurant la joie de mes autres enfants, à l'aspect de ce burlesque cortège.
«Oh! oui, me dit Fritz, ils en riront bien, et Jack pourra prendre un bon modèle pour faire son métier de grimacier.
—Tu devrais, toi, répliquai-je, prendre pour modèle ta bonne mère, qui, au lieu de faire ressortir sans cesse vos défauts, cherche plutôt à les atténuer.»
Il convint de sa faute, et tourna la conversation sur la férocité avec laquelle Turc s'était jeté sur la guenon qu'il avait éventrée. Sans justifier l'action du dogue, je lui en donnai les raisons, et je tâchai d'en affaiblir l'odieux en rappelant tous les services que le chien est appelé à rendre à l'homme. «Ce seul auxiliaire, lui dis-je, permet à l'homme de se mesurer avec les animaux les plus féroces. Turc tiendrait tête à une hyène, à un lion, s'il le fallait.»
Cette conversation nous amena à parler des animaux que nous avions laissés sur le navire. Fritz regrettait beaucoup la vache; mais l'âne lui paraissait une perte peu importante.
«Ne le juge pas ainsi. Sans doute il n'est pas beau; mais il est d'une excellente race. Qui sait? le soin, la bonne nourriture et le climat parviendront peut-être à améliorer sa nature tant soit peu paresseuse.»
Tout en parlant, le chemin disparaissait sous nos pieds, et nous nous trouvâmes près du ruisseau et des nôtres sans nous en être aperçus. Bill, la première, nous flaira et se mit à aboyer; Turc lui répondit, et le petit malheureux singe en fut si effrayé, qu'il rompit ses liens et se réfugia de nouveau sur l'épaule de Fritz, dont il ne voulut plus déloger, tandis que Turc, qui connaissait le pays, nous quitta bientôt au galop pour aller annoncer notre arrivée.
Nous retrouvâmes les pierres qui nous avaient aidés à passer le ruisseau dans la matinée, et nous fûmes bientôt réunis au reste de la famille, qui nous attendait sur la rive opposée. Les premiers moments d'effusion à peine passés, mes petits fous se mirent à sauter en criant: «Un