Les esclaves de Paris. Emile Gaboriau

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Les esclaves de Paris - Emile Gaboriau


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Au moment de vous embrasser, il me semblait voir votre visage marbré par les baisers d'un autre, et il me fallait d'héroïques efforts pour ne pas vous étouffer entre mes bras. Je ne savais plus au juste, à la fin, si je vous aimais ou si je vous haïssais...

      —Octave! de grâce! balbutia la comtesse, en joignant les mains, Octave!

      Le comte haussa les épaules.

      —Je pourrais vous surprendre étrangement, fit-il, si je voulais!... Mais, bast!...

      La comtesse frissonnait. Son mari connaissait-il, oui ou non, l'existence des lettres? Pour elle, tout était là.

      Par exemple, elle était certaine qu'il ne les avait pas lues. Il se serait exprimé autrement, s'il eut connu le mystère qu'elles expliquaient.

      —Laissez-moi vous dire, commença-t-elle...

      —Rien!... répondit durement M. de Mussidan.

      —Je vous jure...

      —Oh! inutile. Tenez, je veux vous avouer ma présomption en ces années de notre jeunesse. Vous raillerez!... peu importe. Je me berçais de l'espoir de vous ramener à moi. La lâcheté a son héroïsme, elle aussi. Je me disais que tôt ou tard vous seriez touchée de ce grand amour, si profond et si doux, que j'avais pour vous. Quelle dérision! Comme si jamais un sentiment avait fait battre votre cœur plus vite!

      —Ah! vous êtes impitoyable.

      Il la regarda avec des yeux emplis d'une haine de vingt années, et froidement dit:

      —Et vous, qu'avez-vous donc été?

      —Si vous saviez...

      —Je sais où ont abouti mes efforts. C'est jusqu'à la lie que j'ai vidé le calice empoisonné que verse une femme adorée à un mari trompé. Chaque jour a élargi et creusé l'abîme qui nous séparait, et nous en sommes venus à vivre de cette existence infernale qui me tue.

      —Vous n'aviez qu'à vouloir...

      —Quoi? Vous retenir de force, me faire votre geôlier? A quoi bon? Ce que je voulais de vous, c'était l'âme... J'aurais emprisonné le corps, mais qui sait à quel rendez-vous serait allée la pensée? Comment ai-je eu la force de rester près de vous? C'est qu'il fallait sauver non l'honneur, il était perdu, mais les apparences de l'honneur. Moi présent, le nom ne pouvait traîner dans la boue.

      Mme de Mussidan, une fois encore, essaya de protester; son mari ne sembla même pas entendre l'interruption.

      —Je voulais aussi sauver la fortune, poursuivait-il, car votre prodigalité est un gouffre où s'engloutiraient des millions. Au feu de quelles fantaisies flambez-vous donc les billets de mille francs, qu'on n'en retrouve même pas la cendre? On vous refuse crédit. Vos fournisseurs me croient ruiné, et cette croyance empêche ma ruine. Pourquoi n'ai-je pas liquidé notre position? C'est que je ne veux pas que nous finissions à l'hôpital. Il faut aussi doter Sabine; je la doterai richement, et cependant...

      Il hésita. D'où pouvait venir cette hésitation, après tout ce qu'il avait dit?

      Mme de Mussidan interrogea:

      —Et cependant?...

      —Cependant, répondit-il avec une terrible explosion de rage, je ne l'ai jamais embrassée sans ressentir une horrible douleur jusque dans les entrailles. Sabine est-elle ma fille!...

      La comtesse se dressa frémissante. Cela, elle ne pouvait, non, elle ne pouvait le supporter.

      —Assez, s'écria-t-elle, assez. Oui, Octave, j'ai été coupable, bien coupable; mais non pas comme vous croyez.

      —A quoi bon vous défendre?

      —Je défendrai Sabine, à tout le moins.

      M. de Mussidan eut un geste de dédain.

      —Mieux eût valu l'aimer, répondit-il, surveiller l'éclosion de ses premières idées, l'initier à ce qui est beau et à ce qui est bien, apprendre à lire comme en un livre ouvert dans ce jeune cœur, être sa mère, en un mot.

      La comtesse était dans une telle agitation, que, certainement, son mari eût été surpris s'il l'eût remarqué.

      —Ah!... Octave, s'écria-t-elle, que n'avez-vous parlé plus tôt!... Si vous saviez!... Mais je veux tout vous dire... oui... tout...

      Mais le comte, malheureusement, l'arrêta.

      —Épargnez-nous, dit-il, ces explications. Si j'ai rompu le silence que je m'étais imposé, c'est que rien de vous ne saurait me toucher ni m'émouvoir...

      Mme de Mussidan se laissa retomber sur le canapé, elle comprit que tout espoir était anéanti. Dans le petit salon de jeu, les sanglots avaient cessé. Sabine avait eu la force de se traîner jusqu'à sa chambre.

      Le comte se préparait à regagner sa bibliothèque, quand un domestique gratta respectueusement à la porte. Il apportait une lettre.

      M. de Mussidan rompit le cachet. La lettre était de M. de Breulh; il rendait sa parole.

      Après tant d'émotions, ce coup frappa le comte. Il crut y reconnaître la main de cet homme qui était venu le menacer chez lui, et il fut épouvanté du terrible et mystérieux pouvoir de ces gens dont il était l'esclave.

      Mais il n'eut pas le temps de réfléchir, la femme de chambre de Sabine, Modeste, pale et effarée, se précipita dans le salon.

      —Monsieur! criait-elle, madame! au secours! mademoiselle se meurt!...

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