Lélia. George Sand
Читать онлайн книгу.que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée s’avance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.
Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière: aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.
Les premiers seront les derniers! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être, ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard, et dont il s’est montré digne; car à quelles amitiés humaines n’a pas droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu!
Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme l’antique ménade. Ou l’appelait la Mantovana. Il la préférait aux autres, et il s’imaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré qu’il ne savait pas définir, mais qu’il appelait sincérité, et qu’il cherchait partout avec l’angoisse et la détresse du mauvais riche. Dans une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il l’aima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose d’inconnu jusqu’alors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de l’ivresse, la révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin; mais un mot obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles de la courtisane, et le broya sous ses pieds; elle fondit en larmes. L’amer délire du maître s’empara de cette frivole circonstance: elle avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs; il prit un flacon de cristal lourd et tranchant comme une hache et frappa au hasard. Elle fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne s’en aperçut pas. Il mit ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd aux cris de ses compagnons, insensible à l’agitation et à la terreur de ses valets. Au bout d’une heure il revint à lui-même, regarda autour de la salle et se trouva seul: une mare de sang baignait ses pieds. Il se leva et tomba dans le sang. On avait emporta la Mantovana. Trenmor évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit l’affreux résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment d’horreur. On l’interrogea. Il répondit la vérité: «Vouliez-vous tuer cette femme? lui dit le juge.—J’ai voulu la tuer, répondit-il.—Où est votre défenseur?—Je n’en ai pas, et je n’en veux pas.» On lui lut son arrêt, il resta impassible. On riva sur son cou le fer de l’ignominie; il s’en aperçut à peine. Puis, tout d’un coup, relevant la tête et faisant quelques pas, attaché à ses hideux compagnons, il promena un regard curieux sur les spectateurs de sa misère. Il vit une femme qui ne recula pas lorsque son vêtement d’opprobre l’effleura. «Vous êtes ici, Lélia, s’écria-t-il, et la Mantovana n’y est point? Cet animal immonde, que j’ai nourri et caressé si longtemps, m’a condamné à l’infamie pour un instant de colère; et à cette heure, où je dis adieu pour jamais à la vie de l’homme, elle n’a pas même un regard de regret ou de pitié pour moi! Elle cache ses remords sans doute...—La Mantovana vient d’expirer, lui répondis-je, vous êtes son meurtrier. Repentez-vous et subissez le châtiment.—Ah! c’est donc son sang qui m’a fait tomber! s’écria-t-il.» Et, regardant à ses pieds avec égarement, il y vit ses fers, et sourit. «Je comprends, dit-il, voilà encore le sang de la Mantovana!» Il tomba comme foudroyé. Jeté dans une charrette, il disparut à mes yeux.
Cinq ans après, le hasard me fit rencontrer, dans un sentier des montagnes, au bord de la mer, un homme pâle et grave qui marchait lentement, la tête nue, le regard levé vers le ciel. Je ne le reconnus pas, tant l’expression de sa figure avait changé. Il vint à moi et me parla. Sa voix était changée aussi. Il se nomma, je lui tendis la main, et nous nous assîmes sur un des rochers du rivage. Il me parla longtemps, et, en le quittant, j’avais juré une éternelle pitié, comme j’ai juré depuis un éternel respect à l’infortuné qu’on appelle aujourd’hui Trenmor, et qui, durant cinq années...
XI.
En effet, c’est un secret terrible, et je dois sentir en mon cœur une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier! Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps? Eh bien! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois, un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.
Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela, j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre que lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un...! Je n’écrirai pas ce mot.—Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange; vous avez été vers lui, vous avez dit: «Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures, avec ma main que voici!» Eh bien! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre bonté me fait mal, je ne sais pourquoi; mais je l’admire, mais je vous adore.—Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parlé pas le front dans la poussière; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet côte à côte avec un voleur ou un parricide!... Ah! je le hais! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas!
Quant